Que l’on soit ou non épargné par le virus, nul n’échappe au stress engendré par l’épidémie et le confinement. Si personne ne peut prédire l’ampleur des dégâts psychologiques collatéraux à en attendre, faute de recul sur une situation aussi imprévisible qu’inédite, de premières études et l’expérience des professionnels alertent sur les risques et la nécessité de les prévenir.
Dans cette épidémie pleine d’incertitudes, dont on entrevoit qu’elle engendrera de nombreux effets sanitaires collatéraux, la santé mentale apparaît comme une donnée à surveiller de près. Jusqu’à quel point peut-elle être en danger ? Comment éviter les décompensations ? Qui sont les personnes les plus vulnérables ?
Peu de données spécifiques
Crise inédite oblige, il existe peu de travaux sur lesquels s’appuyer. Fin février, le Lancet publiait une revue de 24 études évaluant les impacts psychologiques d’une quarantaine. Ces travaux menés depuis 2004 concernaient dix pays confrontés aux SRAS, Ebola ou grippe H1N1 et au confinement. Aucun n’avait excédé 21 jours. La plupart signalent néanmoins un impact psychologique négatif, entre peur de la contamination et de pertes financières, confusion, colère, ennui, voire stress post-traumatique, pointant la durée prolongée de la quarantaine (au-delà de dix jours) comme un facteur favorisant. Quelques jours plus tard, General Psychiatry publiait les résultats d’un questionnaire adressé à la population générale confinée dans 36 provinces chinoises. Attaques de paniques, anxiété, dépression : l’impact se révèle le plus fort dans les régions les plus touchées par le virus. L’analyse des 52 730 réponses montre un stress modéré pour 35 % des répondants et un stress sévère pour 5,14 %, avec un plus haut score de détresse psychologique dans les groupes identifiés comme les plus vulnérables : femmes, jeunes de 18-30 ans, personnes âgées et travailleurs migrants. Les auteurs recommandaient de leur prêter une attention particulière et la mise en place de services de soutien similaires à ceux instaurés lors de catastrophes.
C’est pour l’instant l’unique étude menée dans le contexte Covid-19. En France, plusieurs équipes (Anne Giersch, Unité Inserm 1114 de l’université de Strasbourg ; le centre ressource de réhabilitation psychosociale du CH Le Vinatier à Lyon) viennent d’élaborer des questionnaires pour étudier les effets du confinement – et leur évolution – sur la santé mentale de la population française.
En attendant, « il est évident que la situation nous affecte tous, souligne le Pr Philippe Fossati, chef du département de psychiatrie adulte à la Pitié-Salpêtrière. D’un coup, toutes nos vies, nos habitudes comportementales et sociales se trouvent bouleversées par une maladie qui, même si elle est majoritairement bénigne, frappe comme une loterie et rend incapable de se détacher des statistiques de cas graves. C'est légitimement inquiétant. » Peur d’être exposé au virus, d’en être atteint, de le transmettre : personne n’y échappe. Les malades plus intensément encore. « Je me suis rendu compte que beaucoup de patients avaient une position de repli, du mal à affronter le regard des autres et la peur d’être stigmatisés… comme aux premiers temps du VIH », témoigne le Dr Patrick Vogt, généraliste à Mulhouse, épicentre de l’épidémie. Le praticien a vite adapté ses consultations, « en prenant le temps de dédramatiser » : « expliquer que la maladie n’est pas mortelle à tous les coups et que la culpabilité n’a absolument pas lieu d’être, parce que c’est dû à un virus qu’on ne connaissait pas et que nous avons tous traité au départ comme une vulgaire rhino-pharyngite hivernale. »
À la peur du virus s’ajoutent parfois des craintes financières et, pour tous, l’adaptation au confinement, « qui entrave nos capacités de déplacement et d’interactions sociales, résume le Pr Fossati. Nous sommes des animaux sociaux et cette crise touche à nos besoins fondamentaux. » Si éprouver peur ou sentiment de frustration comme manifestations de stress adaptatif est parfaitement normal, rassure le psychiatre, on observe déjà que le confinement peut, « selon les situations – familiales et de logement –, provoquer irritabilité accrue et recrudescence de violences intra-familiales ». Dès la fin mars, la secrétaire d’État à l’Égalité hommes-femmes s’en alarmait, les indicateurs de police et de gendarmerie faisant état d’une augmentation de 30 % des signalements de violences conjugales. Pour éviter que l’enfermement n’empêche certains appels à l’aide, le gouvernement a d’ailleurs aussitôt doublé le dispositif d’appels téléphoniques (39 19) par la possibilité de signaler ces violences par sms sur le 114, numéro de secours habituellement réservé aux sourds et malentendants.
Accompagner les réactions émotionnelles précoces
Hors violences, le défi du corps médical aujourd’hui est de repérer, parmi les réactions émotionnelles inévitables, celles susceptibles de se transformer à distance en manifestations anxieuses ou dépressives persistantes, voire en stress post-traumatique, notamment chez les soignants. « Même si l’on manque de preuves, on peut espérer qu’en accompagnant ces réactions émotionnelles précoces, on puisse empêcher la survenue de troubles psychologiques tardifs », estime le Pr Fossati, qui pressent une augmentation des besoins de suivi dans les mois à venir. Un premier geste barrière pour préserver la santé mentale en temps de confinement s'impose, insistent les spécialistes, et une fiche publiée par la Haute Autorité de santé le 1er avril y fait référence : il faut sensibiliser tous les patients, et leur entourage, au nécessaire maintien d’une hygiène de vie. « Rythmes de sommeil et d’alimentation réguliers sont des routines qui permettent de ne pas aggraver le stress par une désynchronisation des rythmes biologiques », explique le psychiatre. Le conseil est valable pour tout le monde, mais plus encore pour les personnes qui vivent isolées et/ou présentent des fragilités physiques ou psychiques. Chez les plus vulnérables, « la peur, légitime, peut se transformer en angoisse, détaille Philippe Fossati. Habituellement définie comme une peur sans objet, elle peut être alimentée par cet ennemi – le coronavirus –, certes identifié mais invisible et dont on ne connaît pas grand chose. Pour un claustrophobe, l’enfermement peut transformer le logement, habituellement sécuritaire, en lieu inquiétant. Il faudra aussi s’intéresser au vécu des patients Covid qui ont été hospitalisés dans un isolement extrême, très angoissant : cela laissera forcément des traces. »
Vigilance accrue en cas de pathologies psychiatriques préexistantes
Quant aux patients déjà suivis pour des pathologies psychiatriques, « il ne faudrait pas qu’ils soient sacrifiés », prévient le Pr Fossati. Comme pour tout malade chronique, leurs troubles ne s’arrêtent pas. Voire s’aggravent. Depuis le début du confinement, les parents d’enfants autistes s’inquiétent de l’amplification des troubles du comportement. Le 2 avril, le gouvernement a d’ailleurs assoupli leurs dérogations de sortie. Psychiatres et psychologues signalent aussi une augmentation des crises de panique chez leurs patients souffrant de troubles du comportement alimentaire, enfermés avec leur rapport à la nourriture et privés de sport. Pour ne pas relâcher le filet autour de tous ces patients vulnérables, la profession s’organise pour réserver l’hospitalisation aux malades en décompensation, maintenir un accueil physique dans certaines structures (CMP, CSAPA) et un suivi à distance. Mais comme le rappelle la HAS, invitant à une coopération renforcée, les médecins traitants ont aussi leur place pour aider, par leur vigilance, à resserrer les mailles de ce filet.