L’histoire de l’humanitaire moderne remonte à 1968, avec l’engagement d’une poignée de médecins français lors de la guerre au Biafra, mais elle ne date pas des barricades parisiennes. Cinquante ans plus tard, les acteurs interrogés par « le Quotidien » sont partagés : certains considèrent que c’est bien l’esprit de mai qui a soufflé lors de la fondation de MSF, ce que conteste le médecin qui a incarné le mouvement humanitaire, Bernard Kouchner : faire de MSF l’enfant de mai 1968 relève, selon lui, d’ « une légende pas très vraie ».
L’acte de naissance de la Croix Rouge, c’est la bataille de Solférino, en 1859. Pour Médecins sans frontières et l’humanitaire moderne, la scène inaugurale, le mythe fondateur, c’est la guerre au Biafra, en 1968.
Même si officiellement la création de MSF date de 1971, sa protohistoire, comme le rappelle le communiqué du comité Nobel, lors de l’attribution du prix à l’ONG en 1999, remonte à l’engagement de jeunes médecins français partis secourir les Biafrais victimes d’atrocités dans leur lutte pour l’indépendance. Les « Biafrais », comme l’histoire les baptisera avant de les appeler les french doctors, aimantés autour d’un jeune gastro-entérologue charismatique, Bernard Kouchner, rêvent de bâtir une internationale de l’humanitaire et de changer le monde en s’envolant pour faire de la médecine sur tous les points chauds de la planète.
Avant d’être médicale et sans frontière, la trajectoire de ces pionniers a tout d’abord été politique et française. Même si leurs univers politiques sont divers, tous sont ancrés à gauche, sinon à l’extrême gauche avec un dénominateur commun, l’anti-impérialisme. L’ex-dirigeant d’Union des étudiants communistes, Bernard Kouchner, qui milite en 68 chez les « Italiens », un mouvement exclu de l’UEC pour avoir dénoncé le stalinisme, est lui-même présent sur les barricades, où il participe, dit-il, à « cette agitation de rue très sympathique, mais nullement révolutionnaire ». Jacques Bérès, autre « Biafrais », membre du groupe gauchiste « Socialisme ou Barbarie », revient du Vietnam en mai et rejoint la barricade de la fac de médecine, rue des Saints-Pères, qui sera la dernière à tenir face aux CRS. Le jeune étudiant militant de l’UNEF Claude Malhuret, futur président de MSF, est aussi impliqué dans cette « révolte générationnelle, parmi les adolescents qui se battent pour un monde différent ». Tout comme le gauchiste Rony Brauman, qui présidera également l’ONG sans-frontiériste, alors activiste de la Gauche Prolétarienne, en 1re année de médecine. Ou comme Francis Charhon, lui aussi futur président de MSF, qui milite au PSU. Sans oublier le bouillant militant communiste Xavier Emmanuelli. Tous, ils ont « fait » mai 1968.
Un déclic dans les esprits
Et même si, pour l’humanitaire, l’événement de 68 aura été le Biafra, tous ont vécu les événements de 68 avec passion. Alors, sous les pavés, l’humanitaire ? « Ce n’est pas faux, admet Jacques Bérès, les événements ont joué comme un déclic dans les esprits. » « Non, rectifie pour sa part Bernard Kouchner. Qu’il y ait eu une parenté entre mai et l’humanitaire en termes d’idées généreuses et de sensibilité anti-impérialiste, soit ; la période de mai 1968 a certes bouleversé les mœurs et elle a favorisé l’émergence des courants féministes. Mais aussi sympathique qu’elle fut, elle est restée surtout nombriliste, sans se soucier des événements internationaux. Aucune affiche, aucun slogan n’a alerté alors sur les drames dont les peuples étaient victimes. Et on n’a guère entendu les soixante-huitards lorsque les chars russes ont envahi Prague en août 1968. »
« L’intitulé même de Médecins sans frontières, cette superbe appellation, sonnait mai 1968, note de son côté Claude Malhuret et il a battu le rappel d’une génération qui s’était cru révolutionnaire. » « C’est exact, toute une époque s’est retrouvée dans le sigle MSF, confirme Rony Brauman, bien au-delà des partis et groupuscules gauchistes. Mais la fondation de l’humanitaire médical moderne ne repose pas sur le seul mouvement étudiant et sur ses valeurs, elle prend surtout appui sur la médecine d’urgence, ainsi que sur les nouveaux moyens de communication. »
Sans nier la parenté avec l’esprit de mai, Henri Emmanuelli confirme cette filiation plus technique qu’idéologique, en mettant surtout l’accent sur « le rôle essentiel joué par les urgentistes. Quand je vois certains qui jouent au Zorro blanc venu sauver le monde, comme s’ils avaient inventé la médecine humanitaire, ça me rend toujours furieux », fulmine-t-il.
Enfants perdus de mai 1968
Après la vague révolutionnaire, le reflux de mai 1968 a mis à découvert des clivages sur la stratégie de MSF. Au-delà des inévitables rivalités égotistes, des divergences inconciliables ont fait s’étriper les humanitaires entre eux. Les historiques qu’étaient les Biafrais ont vu émerger une nouvelle génération qui a été étiquetée alors comme celle des « gauchistes ». « Les premiers, les historiques, n’avaient pas le projet de créer une nouvelle organisation, analyse Rony Brauman. Ils voulaient intervenir au sein de structures existantes, telle l’UNICEF ou Frères des hommes, en gardant leur mobilité et leur liberté. Face à eux, les nouveaux venus militaient pour une professionnalisation humanitaire au sein d’une structure constituée. » Un schisme suivra en 1978, dix ans après mai 1968. Mais les divisions internes n’ont pas brouillé le message original des enfants perdus de mai 1968. « Un message romantique, politique, humain, un message médical en somme », résume Bernard Kouchner. Un message largement reçu par l’opinion, populaire en France comme à l’international. Un demi-siècle après le Biafra et mai, par-delà les dissensions et « même si moins de 1 % des médecins ont effectué des missions humanitaires, constate Claude Malhuret, MSF et les ONG médicales rallient l’unanimité dans la belle image qu’ils donnent de l’engagement médical et démocratique. »
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