Article réservé aux abonnés
Dossier

La crise vue de l'intérieur

Ehpad, le diagnostic sans concession des personnels

Publié le 11/03/2022
Ehpad, le diagnostic sans concession des personnels


SEBASTIEN TOUBON

L'affaire Orpéa inspire aux professionnels des Ehpads des sentiments mitigés : crainte d’être assimilés aux dérives d’une entreprise largement décriée, espoir d’un électrochoc, certitude que le soufflé finira par se dégonfler, impression qu'il va falloir encore patienter longtemps pour obtenir des moyens… Rencontre avec des soignants écartelés, entre volontarisme et scepticisme.

Un livre peut-il changer la face du monde ? Probablement pas. Peut-il changer le quotidien des milliers de patients et de soignants qui vivent et travaillent dans les Ehpads ? C’est sûrement ce qu’espère Victor Castanet, l’auteur des Fossoyeurs*, l’ouvrage qui enflamme le secteur de la prise en charge de la dépendance depuis le début de l’année. En dénonçant les pratiques d’Orpéa, leader chez les établissements privés à but lucratif, le journaliste espérait bien donner un coup de pied dans la fourmilière. Et le moins que l’on puisse dire est que son travail n’a pas laissé les soignants qui interviennent en Ehpad indifférents : infirmières, médecins coordonnateurs, médecins traitants, directeurs, tous se disent bouleversés par les révélations contenues dans les presque 400 pages de cet épais volume. Reste à savoir ce qu’il ressortira concrètement de cette affaire une fois que la poussière sera retombée.

Le premier sentiment, aussi partagé que compréhensible, peut se résumer en deux mots : pas d’amalgame. Car si la qualité du travail d’investigation effectué par Victor Castanet est largement saluée par les soignants, ils ont également à cœur de préciser que là où ils travaillent, les choses ne se passent pas comme au désormais célèbre Ehpad « Les Bords de Seine » de Neuilly (Hauts-de-Seine), l’établissement qui se trouve au cœur des Fossoyeurs. « Je n’ai jamais rien vu de cet ordre-là, même si, bien sûr, je ne peux pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans les Ehpads dans lesquels j’interviens », affirme ainsi le Dr Clément Conan, généraliste haut-savoyard qui suit en tant que médecin traitant une demi-douzaine de patients répartis dans deux Ehpads de son secteur.

« Contrairement à ce que certains ont affirmé, les choses ne se passent pas du tout comme cela dans notre groupe », déclare Claude Vaussenat, infirmier et délégué syndical central Unsa du groupe Korian, principal concurrent d’Orpéa. « Je trouve que ce n’est pas juste de mettre tout le monde dans le même sac, poursuit-il. Je ne dis pas que tout est rose chez nous, mais c’est lié à des personnes, et non pas à un système. » Ève Guillaume, directrice de l’Ehpad (public) « Lumière d’août » à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) ne dit pas autre chose. « Pour moi, le livre se limite à ce qui se passe dans un groupe, et je n’y reconnais pas du tout l’organisation de mon établissement, insiste-t-elle. Certes, tout n’est pas parfait, on n’est pas à l’abri d’avoir, parfois, une chambre où le ménage n’a pas été bien fait, mais cela ne relève pas d’un système organisé comme celui qui est décrit dans l’ouvrage. »

Difficultés de recrutement…

S’ils tiennent tant à se démarquer d’Orpéa, c’est que les professionnels qui interviennent en Ehpad sont soucieux de l’effet que peuvent avoir les révélations de Victor Castanet sur le grand public. Certains craignent même que le livre vienne ternir l’image de l’ensemble du secteur… avec des conséquence sur les prises en charge. « Cela risque de compliquer notre tâche lorsqu’il s’agira de convaincre des personnes âgées dépendantes ou des familles d’aller en Ehpad », s’inquiète le Dr Clément Conan, qui s’empresse d’ajouter qu’il fallait que ces révélations sortent, et qu’il était nécessaire de faire la lumière sur le sujet. Car les soignants sont les premiers à reconnaître que même si leur réalité n’est pas celle d’Orpéa, les difficultés qu’ils connaissent au sein de leurs établissements sont loin d’être superficielles. Avec, en premier lieu, l’éternel problème du recrutement.

« Trouver une infirmière, trouver une aide-soignante, c’est extrêmement difficile, constate Pascale Maury, infirmière coordinatrice à l’Ehpad « La Pépinière » de Fleurance, dans le Gers. Je devrais avoir quatre infirmières, je n’en ai que trois, et dans quinze jours, je n’en aurai plus que deux. Donc quand on vient me parler d’avoir une infirmière la nuit, alors que je n’en ai même pas assez le jour, vous comprenez bien que ce n’est pas ma problématique… » Une situation qui a une fâcheuse tendance à s’auto-entretenir. « C’est un cercle vicieux, déplore Ève Guillaume. On est sur des sous-effectif, ce qui génère de la fatigue, de la souffrance au travail, et ce qui rend nos établissements moins attractifs pour les professionnels, etc… »

… à tous les étages

Et d’après l’expérience du Dr Renaud Marin la Meslée, président du Syndicat national des généralistes et gériatres intervenant en Ehpad (SNGIE), le problème de ressources humaines que connaît le secteur concerne toutes les professions. « Ce que j’aimerais savoir, c’est si dans les Ehpads où les choses se passent très mal et qui font les gros titres, il y a des médecins coordonnateurs, questionne-t-il. Parce qu’on sait qu’il y a environ 30 % de postes de médecins coordonnateurs vacants du fait des conditions non attractives. » Une situation qui, estime le généraliste, n’est pas sans conséquences sur la qualité des prises en charges proposées.

« Il y a une fuite des médecins coordonnateurs, mais ce n’est pas la fuite la plus préoccupante, ajoute-t-il. On voit que les écoles d’infirmières et d’aides-soignantes sont désertées, on ne recrute plus que par validation des acquis de l’expérience, ce qui est très bien pour les professionnels concernés, mais il ne faudrait pas que cela débouche sur une déclassification des compétences. » Car le Dr Renaud Marin la Meslée le souligne : il ne suffit pas d’avoir du personnel, encore faut-il que celui-ci soit qualifié. « Pendant la canicule de 2003, les établissements où il y avait le plus de morts n’étaient pas ceux où il y avait le moins de personnel, mais ceux où il y avait le moins de diplômés », se souvient-il.

Mais les Ehpads ne connaissent pas que des difficultés de recrutement, même si celles-ci sont, de loin, les plus prégnantes. C’est ainsi qu’à Saint-Ouen, Ève Guillaume a un énorme problème de bâti. « J’ai 14 chambres doubles dans l’établissement, aucune chambre n’a de salle de bain, toutes les douches sont sur le pallier, énumère-t-elle. Ce sont des conditions d’une autre époque. Cela fait quinze ans qu’il y a un projet architectural qui bloque, notamment pour des raisons de financement. » À Fleurance, également, on ressent parfois la nécessité de pousser les murs. « Je suis au sein d’un groupement dans lequel il y a quatre Ehpads, mais seul le mien a un secteur sécurisé, avec treize places, décrit Pascale Maury. C’est insuffisant, surtout quand on voit que les résidents entrent chez nous de plus en plus âgés et de plus en plus polypathologiques. »

Électrochoc… ou coup d’épée dans l’eau

Toute la question est donc de savoir si le scandale Orpéa est en mesure d’attirer l’attention des responsables politiques et du grand public sur les problèmes que connaissent les Ehpads, au-delà des dérives dénoncées dans Les Fossoyeurs. « Si tout cela pouvait déclencher un électrochoc, ce serait bien, se prend à rêver Claude Vaussenat, de Korian. J’espère que cela peut amener nos décideurs à réaliser que la majorité du personnel de nos établissement sont des gens qui aiment leur métier, et qu’ils méritent mieux que ce que le gouvernement propose. »

Un espoir que Pascale Maury aimerait partager. « En découvrant le livre, nous nous sommes tous réjouis de voir que quelqu’un s’interrogeait enfin sur ce qui se passe dans les Ehpads, raconte l’infirmière gersoise. Mais nous savons bien que tout cela ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau. » Car ceux qui interviennent dans les Ehpads ont la mémoire longue. « Vous vous rappelez les grèves de 2018 ? On est quatre ans plus tard, et je n’ai rien vu venir », souffle Pascale Maury. Le Dr Renaud Marin La Meslée, lui, se souvient d’un reportage-choc d’Envoyé Spécial diffusé il y a une quinzaine d’années. « Tout le monde avait crié au scandale, et tout était retombé comme un pétard mouillé », déplore-t-il.

Un thème de campagne ?

Est-ce à dire que plutôt que de compter sur l’électrochoc produit par l’affaire Orpéa, les équipes des Ehpads doivent plutôt miser sur la présidentielle qui arrive pour faire entendre leur voix ? Rien n’est moins sûr. « Je vois peu de candidats ou de politiques se saisir véritablement de nos difficultés, même depuis la parution du livre, déplore Ève Guillaume. Je m’étais par exemple attendue à ce que le député de mon secteur m’envoie un mail pour demander à visiter l’établissement, mais je n’ai rien reçu. » Et la directrice de se demander pourquoi le sujet n’intéresse pas davantage les politiques. « Certes, nos résidents ne votent plus, malgré tout ce qu’on peut mettre en place, mais la classe d’âge des 55-70 ans, qui est celle qui doit gérer soit un parent à domicile, soit l’institutionnalisation, est au contraire celle qui vote le plus, j’ai du mal à comprendre », s’interroge-t-elle.

Reste que, malgré la situation difficile, la résignation n’est pas à l’ordre du jour parmi les professionnels du grand âge. « Ce n’est pas parce que ce que nous attendons ne s’est pas fait en quinze ans que cela ne va pas se faire, assure le Dr Renaud Marin la Meslée. Il faut rappeler que par rapport à ce qui se passait il y a une quarantaine d’années, nous avons fait des progrès fantastiques dans l’hébergement des personnes âgées. Et nous avons tout de même eu, sous ce quinquennat, la création de la cinquième branche de la Sécurité sociale. » Et le responsable syndical d’en appeler à « ne pas lâcher l’affaire », à continuer à interpeller les responsables politiques pour qu’ils « n’oublient pas les 630 000 résidents d’Ehpad » que compte le pays. Car sa conviction est faite : « s’il n’y a pas de loi grand âge dans les 100 premier jours du quinquennat qui arrive, ce n’est plus la peine. » Le prochain président, quel qu’il soit, est prévenu.

* Éditions Fayard, 2022, 387 pages

Adrien Renaud