Un mot revient en permanence lorsque l’on évoque la crise de l’hôpital, celle de la perte de sens chez les soignants. Comment une philosophe peut-elle répondre à cette quête de sens ?
En premier lieu sans donner des recettes. En frustrant cette demande de recettes et en ramenant chacun à lui-même. On retrouve ce geste chez Descartes mais aussi chez Ricœur. Les réponses permettant de nous guider tant sur le plan personnel que collectif ne se trouvent pas a priori ou dans le ciel des idées. Comme disait Sartre, nous sommes seuls et sans excuses : seuls, car nous devons choisir par nous-mêmes et sans excuses, parce que responsables de nos choix et de nos actes. Pour autant, il nous faut refuser le relativisme complet. Nous disposons en revanche de l’herméneutique qui nous aide à nous connaître et à nous découvrir à travers les signes, les symboles et les récits. Il faut prendre la mesure de l’écart entre soi et soi, et de la dialectique entre soi et les autres, entre soi et l’histoire. Ricœur distingue l’identité-mêmeté, qui renvoie à son caractère, aux dispositions innées et acquises témoignant d’une certaine permanence du sujet, et l’identité-ipséité, liée aux valeurs en lesquelles nous croyons. L’identité-mêmeté peut ne plus suffire à nous définir, c’est ce qui passe lors de crises qui obligent à ressaisir ce que nous sommes à un autre niveau. Le récit ne gomme pas cet écart entre le moi et le soi et il ne diminue pas les conflits entre soi et les autres, entre l’individu et le collectif, mais il sert aussi à établir une certaine concordance dans la discordance. Ce travail de composition et de reconfiguration du sens n’est jamais terminé. La quête de sens surgit lorsque le sens n’est plus évident, lorsqu’il n’y a plus de recouvrement entre ce que je suis et ce que je fais, quand je fais face à des injonctions contradictoires. Le malaise dans le travail, le fait de se sentir contraint à mal travailler crée une crise d’identité, une souffrance difficile à exprimer. En effet, on n’est pas malade, on peut gagner sa vie, exercer son métier, mais on se demande si son métier correspond encore à ce que l’on attendait. L’inadéquation entre un projet de vie et les moyens que l’on a pour le mener à bien, l’interrogation sur le sens de sa profession, surtout quand il s’agit d’un métier de vocation, provoquent cette remise en question. Quant à l’herméneutique, elle ne consiste pas seulement à interpréter les textes. C’est aussi une manière de vivre.
Paul Ricœur peut aider les soignants avec cette réflexion qui trouve écho dans ce moment de pandémie, à savoir « la souffrance est personnelle mais la santé publique ».
Cette articulation entre l’individu et le collectif ne va jamais de soi. On peut observer des tensions entre les revendications individuelles et l’exigence de solidarité ainsi que l’usage de ressources rares. On considère souvent Paul Ricœur comme un philosophe de la conciliation, je le vois plutôt comme étant un penseur qui prend au sérieux les écarts dont nous vivons. L’individuel et le collectif ne fusionnent jamais. Leur confrontation est parfois source de conflits irréductibles. En témoigne l’histoire d’Antigone et de Créon. Ici le conflit tourne en tragédie. Car chacun s’accroche de manière partielle et unilatérale à son point de vue. Paul Ricœur cherche une solution qui ne soit pas une synthèse des deux points de vue. Il faut rendre justice à la demande, toujours énorme, de l’individu qui souffre, tout en rendant justice à l’exigence de solidarité et de gestion de ressources limitées.
Pourquoi observe-t-on dans le soin aujourd’hui cette acmé dans la tension ?
Il y a toujours dans le soin une tension. Mais il est vrai que les contraintes budgétaires, la bureaucratisation, le processus de quantification de tous les soins, les protocoles l’aggravent. On en vient à ne plus reconnaître dans les normes ce qui était leur raison d’être. Alors qu’elles sont là pour empêcher la domination, la toute-puissance, elles servent aujourd’hui une gestion technocratique des soins. Cela génère de la maltraitance chez les soignants et les soignés. Enfin, on ne peut se rendre disponible à l’appel d’autrui sans une estime de soi. C’est là aussi l’un des enseignements de Paul Ricœur.
Cette perte d’estime de soi dans le soin n’est-elle pas récente ?
Le besoin de reconnaissance qui est légitime connaît de nos jours une certaine inflation. Par ailleurs, les métiers de vocations, en médecine, dans l’enseignement, la justice, sont mis à mal en raison de cette perte de sens liée à l’organisation managériale de ces activités qui va de pair avec une rationalité instrumentale. On perd de vue que les fins et l’efficacité dans les différentes activités sont pensées à la lumière de la production d’objets manufacturés. Enfin, la bureaucratisation est telle que c’est du temps volé au chevet des malades.
Pourquoi Paul Ricœur s’est-il intéressé à la santé qui n’était pas à l’époque un secteur en crise ? Cela a-t-il contribué à nourrir sa pensée ?
Lorsque sa femme est atteinte de la maladie d’Alzheimer, il se rapproche des soignants, notamment de personnes accompagnant des malades en fin de vie. Il est aussi très curieux. Il s’est plongé très tôt dans la psychanalyse même s’il y a eu un clash avec Lacan. Mais il est vrai que, dans les années quatre-vingt, les questions bioéthiques émergent. L’éthique fait son grand retour et Paul Ricœur devient alors une référence incontournable. Il a aussi écrit des textes consacrés à l’éthique médicale en répondant à des invitations lors de conférences, etc. De toute façon, quand on a, comme lui, une telle connaissance d’Aristote, qui s’interroge sur les vertus propres à la praxis, où on est face à des futurs contingents et à des cas singuliers et imprévisibles, et quand on a intégré le fait qu’il y a des conflits d’interprétation, on est particulièrement pertinent pour penser les dilemmes moraux liés aux situations de soin. Paul Ricœur fait remarquer que les conflits surviennent moins au niveau des principes que dans le trajet des principes vers leur application. Et, bien souvent, il ne s’agit pas de choisir entre le bien et le mal, mais plutôt entre le gris et le gris, comme il le dit. Mais ce qui demeure important, comme le rappelle Paul Ricœur, c’est de compenser l’asymétrie entre soignant et soigné par une forme de mutualité. Dans Vivant jusqu’à la mort, il cite ce passage de L’Ecriture ou la Vie (voir encadré verbatim), où Jorge Semprun décrit les derniers instants de Maurice Halbwachs à Buchenwald. Il lui récite alors Baudelaire pour lui témoigner qu’il est encore un humain même s’il se vide et sent mauvais, même s’il est en train de mourir. Le sourire de M. Halbwachs et le partage existant entre ces deux hommes compensent l’asymétrie première. Même une personne exténuée doit pouvoir dire merci et donner à son tour quelque chose. La réciprocité est une composante essentielle de la sollicitude. J’ai longuement commenté ce passage dans le séminaire dont est issu cet ouvrage consacré à Soi-même comme un autre.
Comment définir ce que Paul Ricœur appelait sa « petite éthique » ?
Il désigne ainsi structure ternaire de l’éthique, ce qui veut dire que le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport aux institutions constituent l’éthique, en sont les moments indissociables. La médecine et le langage soulignent par ailleurs cette dimension ternaire de l’éthique. En outre, pour Ricœur, l’éthique, qu’il associe à la visée de la vie bonne, prime sur la morale, qu’il identifie aux normes. Celles-ci sont nécessaires, mais quand on fait face à des dilemmes, c’est-à-dire à l’opposition entre des principes également importants, ou à des conflits d’interprétation, l’éthique et le jugement moral en situation sont le seul recours. Dans Soi-même comme un autre, il construit sa notion d’attestation qui correspond à l’ipséité, à ce que je suis vraiment. Soulignant le lien en allemand (attestation se dit Bezeugung) entre témoignage, Zeugnis, et conviction, Überzeugung, Ricoeur donne un contenu moral à l’autonomie qui est non un point de départ, mais un point d’arrivée: contrairement à la manière de concevoir l’identité comme une forme de permanence dans le temps, comme une substance ou un sujet figé, identique à lui-même, l’identité est non seulement le fruit de remaniements successifs et d’un effort pour se raconter et mettre de l’ordre dans le chaos de sa vie ou l’hétérogénéité des événements, mais elle est aussi et surtout constituée par les valeurs en lesquelles je crois et dont je témoigne devant les autres. Elle a à la fois une consistance, puisque c’est parce que je sais en quoi je crois que je peux dire : me voici, et une certaine fragilité, parce qu’elle repose sur une croyance, sur une certitude qui n’a pas la solidité des connaissances scientifiques et qui peut, de plus, être réinterrogée suite aux événements et à la dialectique entre soi et autrui. Chez Ricœur, le rapport à soi et la visée de la vie bonne ne sont pas solitaires et contiennent déjà le rapport à autrui. La sollicitude, l’amitié ne sont pas des wagons que l’on rattache au rapport à soi ; ils sont appelés par le vœu d’une vie bonne. Néanmoins, chaque niveau se caractérise par une exigence : le premier moment du rapport à soi est la visée de la vie bonne et souligne l’importance de l’estime de soi en inscrivant le désir dans l’éthique, qui n’est donc pas pure contrainte. Quant au rapport à autrui, il ne se réduit pas seulement à la règle de la réciprocité. Ou plutôt, celle-ci a une raison d’être : la sollicitude et l’exigence de mutualité, le fait de reconnaître l’autre comme un soi. C’est la sollicitude qui donne une chair aux règles de réciprocité qui s’expriment dans la vie en commun. Derrière l’exigence de la mutualité, on retrouve l’amitié qui implique non seulement la symétrie ou la reconnaissance d’une égalité entre moi et l’autre, mais également le désir de maintenir l’estime de soi de l’autre, de tout faire pour ne pas la détruire. Au contraire, la violence et la domination sont toujours une tentative pour détruire l’estime de soi d’autrui. Enfin, la justice constitue le troisième niveau qui regarde à la fois vers le bon et le légal : les lois sont là pour empêcher que ce qui ne doit pas être soit, mais elles ont aussi une raison d’être et ne sont pas seulement des procédures. Derrière l’exigence d’impartialité du contrat, on retrouve l’exigence de solidarité, d’égalité, et le souhait de discuter ensemble des règles de la vie en commun, au lieu de se soumettre à l’arbitraire d’un chef.
La chair certes mais aussi le corps, autre point de rencontre entre Ricœur et la médecine…
Par rapport à la philosophie analytique, discours à la troisième personne où l’on décrit des évènements qui surgissent chez un individu sans corps, Paul Ricœur reprend à son maître Husserl la réflexion sur le corps comme chair. Il mène aussi une réflexion profonde sur la souffrance envisagée comme une rupture d’unité, qu’elle soit individuelle ou collective. La souffrance est l’incapacité à se dire, à faire, à se raconter. On n’arrive plus à recoller les morceaux, à retrouver du sens, à établir le lien entre passé, présent et futur. Si j’ai fait du thème de la reconstruction le fil directeur de ce livre qui est une explication de Soi-même comme un autre et avec Ricœur, une tentative aussi de montrer la fécondité de son approche tout en lui posant des questions, en actualisant ou en discutant certains points, c’est parce qu’il éclaire ce qui est au cœur de l’herméneutique de soi, de l’effort de chacun, y compris de Paul Ricœur à cette période de sa vie marquée par le suicide de son fils, pour retrouver l’estime de soi après de terribles épreuves ayant fait voler en éclats tous ses repères. Reconstruire signifie avoir conscience du mal, de la destruction, l’avoir vécu, et en même temps essayer de retrouver une certaine unité, un sens. Il ne s’agit pas de nier l’irréversible et l’irréparable ni de retrouver l’unité passée. Ce terme de reconstruction n’est pas utilisé par Ricœur, sauf dans la préface qu’il écrit à la traduction française du livre de Hannah Arendt, La Condition de l’Homme moderne.
Quelle est alors cette identité propre, l’ipséité, ce concept de Paul Ricœur à distinguer du même ?
L’ipséité, c’est le qui de qui es-tu, toi, ipse ? La mêmeté renvoie plus au quoi, à ce que l’on fait d’habitude, à ce que l’on a, aux caractères innés. Parfois, l’ipséité et la mêmeté se recouvrent, comme lorsque les personnes se définissent par leur travail, leurs goûts, qu’elles ne se posent pas trop de question sur ce qu’elles veulent faire sur terre. Lorsque se produit une crise qui fragilise les repères associés à la mêmeté, que l’individu n’arrive plus à savoir qui il est, il doit reconfigurer son identité, la définir par ce à quoi il croit. L’ipséité est une identité non substantialisée. Ce concept permet à Paul Ricœur de maintenir le sujet en évitant de le faire disparaître derrière les structures et l’inconscient, mais sans céder non plus aux illusions de la métaphysique qui fait accroire que le sujet est une chose qui se maintient à travers le temps, comme un substrat que n’atteignerait aucun accident. Ricœur veut éviter à la fois le « cogito exalté » de la métaphysique et le « cogito humilié » de Nietzsche ou des autres herméneutes du soupçon, Freud et Marx. Il maintient le sujet car lorsqu’il n’y a plus de sujet, que je ne peux plus dire je suis ni qui je suis, je ne peux pas être responsable. Il s’agit donc d’utiliser les ressources de la philosophie analytique qui critique le substantialisme de la métaphysique, en pointant également ses limites (elle fait l’économie du corps et du vécu) et en mobilisant les ressources de la phénoménologie et de l’herméneutique. Cela lui permet de fonder une ontologie de l’homme souffrant et capable d’initiative. Ricœur tient compte à la fois de la passivité (la vulnérabilité du corps, la vulnérabilité au mal ou la faillibilité, l’histoire, le langage qui nous déborde, autrui qui nous met en question) et la liberté, la capacité d’agir. Nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes, mais on peut malgré tout, et en dépit du tragique, mener une vie bonne, ou, du moins, se maintenir, être soi-même et s’engager.
Enfin, vous évoquez l’importance d’un récit narratif en médecine. Faudrait-il demander à chaque patient d’écrire son récit avant de consulter ?
Je ne connaissais pas la médecine narrative. Ce sont les étudiants auxquels s’adressait ce séminaire, qui sont médecins, qui m’ont fait découvrir la médecine narrative initiée par Rita Charon mais à laquelle, selon moi, la pensée de Ricoeur peut beaucoup apporter. C’est en tout cas très intéressant pour les étudiants en médecine qui perdent le sens de leur vocation lors des premiers stages cliniques. En situation de crise, on est assailli par ses émotions. L’écriture permet cette distance à soi. On va mieux s’approprier ce qui fait mal et comprendre comment l’émotion résonne en soi. Par ailleurs, le temps de la consultation est limité et les soignants interrompent souvent les patients. Or, pour choisir entre plusieurs options thérapeutiques, et comprendre ce dont souffre le malade, il faut connaître son histoire de vie, l’écouter. Comment est-ce possible si la personne ne prend pas le temps de se raconter, si on ne lui permet pas ? Enfin le médecin est confronté à l’ingratitude des corps, à son rapport à la mort, à son impuissance à guérir l’autre. Le récit peut l’aider à mieux se comprendre et à accepter les émotions qui le traverse. La théorie narrative offre des ressources précieuses que j’indique. La narration est peut-être la seule manière non idéologique disponible de tricoter le sens lorsqu’il se défait et d’écarter le « il faut »-« ya ka »…
* Paul Ricœur, philosophe de la reconstruction. Soin, attestation, justice. Corine Pelluchon. Edition PUF. 21 euros.
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