Il aura fallu cinq ans pour élaborer la procédure qui dote l’Ordre des médecins d’un pouvoir de contrôle opposable en cas de doute sérieux et vérifié sur la compétence professionnelle d’un médecin. Et alerte sur la dangerosité éventuelle de ses actes. Le décret n° 2014-545 du 26 mai 2014 avait fait l’objet de protestations dès son élaboration, le CNPS (libéraux de santé), dénonçant « la mise en place d’un tribunal d’exception ». Mais lors de la parution du décret, le président du CNOM Patrick Bouet se félicitait d’ « une avancée qui offre aux patients une garantie de qualité des soins ».
Après quatre ans d’expérimentation, le vice-président du CNOM, en charge de la commission des insuffisances professionnelle, livre cependant un bilan circonspect : « Nous avons enregistré chaque année une cinquantaine de saisines, la moitié au titre de l’insuffisance de formation en fonction des rapports des experts, l’autre moitié en raison d’états pathologiques, addictions, burn-out et troubles psychiatriques pouvant entraîner la mise en danger des patients. Les trois spécialités les plus exposées sont l’anesthésie-réanimation, la gynécologie obstétrique et la chirurgie générale.» Le Dr André desseur rapporte que «très peu de non-lieux ont été prononcés, des mesures de suspension totale ou partielle pour des durées allant de 18 mois à 3 ans sont le plus souvent décidées, avec obligation de remise à niveau ou de traitements.» Au total, ce responsable ordinal dresse un constat mitigé : «On peut considérer que le processus est adéquat, mais les médecins n’étant pas suffisamment informés au sujet des procédures et sensibilisés à leur déclenchement, on doit reconnaître qu’il n’est pas assez activé. »
Des trous dans la raquette
Sur 220 000 praticiens en exercice, « il y a sans aucun doute des trous dans la raquette, constate sur le terrain le Dr Jean-Michel Gal, président du conseil départemental de l’Orne. Pour les diplômes, les vérifications sont bien faites par le national et, avec les praticiens venus des différents pays de l’UE, nous n’avons pas de difficulté, lors de l’entretien d’inscription au tableau, de contrôler leur niveau B 2 (maîtrise du français courant). En revanche, c’est beaucoup plus problématique sur le terrain de l’évaluation psychique. Je me suis moi-même fait avoir personnellement par une jeune consoeur avec laquelle je m’étais associé : il a fallu six mois pour s’apercevoir, à l’occasion d’une décompensation brutale, qu’elle était atteinte de PMD. »
C’est toute la délicatesse du repérage des médecins aux pratiques dites « déviantes », addicts, alcooliques, sujets à des dérives psychopathologiques. Ces personnalités, à l’instar de l’anesthésiste de Besançon qui vient de défrayer la chronique (lire ci-contre), « passent souvent à travers les dispositifs », note le Dr Marc Garcia, fondateur de l’association Inter.med, qui intervient pour prévenir et traiter les soignants en souffrance. Lorsque leurs difficultés sont signalées, ils se mettent à jeun et désamorcent les investigations à leur sujet, jusqu’au moment où leurs comportements virent franchement au délire. Entretemps, le mal est fait. »
Les tableaux cliniques sont d’autant plus difficiles à appréhender qu’ « il est difficile de trouver des experts, note le Dr Desseur. Peu nombreux et souvent mal rétribués, ceux-ci disposent en outre d’un délai très court pour statuer sur des personnalités qui ne se prêtent pas forcément aux examens et alors qu’il est de plus en plus difficile de se repérer dans l’univers des recommandations édictées par les sociétés savantes. »
L’Ordre épinglé
Difficulté de l'évaluation qui vaut parfois des reproches aux ordinaux. La Cour des comptes, dans son rapport provisoire sur l’Ordre des médecins dévoilé par le Canard Enchaîné, avait notamment épinglé le CNOM pour ne pas suspendre les praticiens assez vite dès lors qu’une suspicion lui était communiquée. « Or, c’est tout le contraire que nous souhaitons, s’insurge le Dr Desseur, la brièveté de la procédure nuit à l’efficacité de nos saisines et deux semaines de prolongation nous seraient précieuses. »
Le même voeu est avancé par les conseils régionaux, à l’échelon desquels sont normalement instruits les dossiers. « Comme les médecins visés traînent souvent des pieds, nous n’avons pas toujours le temps de boucler les procédures dans les deux mois qui nous impartis, constate ainsi le Dr Jean Thévenot, président du CR d’Occitanie, et nous devons transmettre les dossiers à l’échelon national. Le système est imparfait à tous les étages, départemental, régional et national. »
On ne peut pas scanner le corps médical
Plus globalement, les diverses instances ordinales pâtissent du défaut de suivi médical de l’ensemble des praticiens. « Les soignants sont souvent les plus mal soignés. Et on ne peut pas scanner tout le corps médical », insiste le Dr Thévenot. Les hospitaliers évitent de passer la visite de la médecine du travail, les libéraux sont leurs propres médecins traitants, alors qu’un médecin ne peut pas s’examiner lui-même. Tous ont le nez dans le guidon et ne sont pas disponibles pour s’inquiéter des confrères border-lined. » « Au final, résume le Dr Gal, tous les signalements qui nous parviennent sont pris en compte et ils sont bien traités, mais ce sont les signalements qui nous font défaut. »