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Dossier

Hommage

Avec 21 praticiens décédés du coronavirus, la médecine générale frappée en plein cœur

Par Camille Roux - Publié le 05/06/2020
Avec 21 praticiens décédés du coronavirus, la médecine générale frappée en plein cœur


Au moins une vingtaine de médecins de famille en activité ont perdu la vie ces deux derniers mois fauchés par le Covid-19. Mal protégés au début de l'épidémie face à un virus inconnu et virulent, ces praticiens ont payé leur engagement de leur vie. Le Généraliste a tenu à leur rendre hommage dans ce dossier spécial.

« Je considérerai la santé et le bien-être de mon patient comme ma priorité. » Cet engagement du serment d’Hippocrate, les généralistes l’ont appliqué tout au long de l’épidémie de coronavirus. Certains au péril de leur vie. Faute de registre officiel, nul ne sait avec exactitude combien de médecins sont décédés du Covid-19. Mais selon les chiffres tenus par la Caisse autonome de retraite des médecins de France (Carmf), au moins 6 000 médecins libéraux auraient été infectés par le virus si l’on se réfère au nombre de demandes d’indemnités journalières exceptionnelles formulées auprès de l’organisme. Au 27 mai, au moins 44 médecins libéraux sont décédés du Covid-19 en France, estime la Carmf. 21 étaient médecins généralistes (18 actifs et 3 en cumul emploi-retraite), 3 exerçaient une autre spécialité et 20 étaient à la retraite. En première ligne dès les débuts de l’épidémie en France, et souvent dépourvus ou avec peu de protections — les masques FFP2 étant réservés en priorité aux hospitaliers —, les omnipraticiens n’ont pas abandonné leur cabinet.

Les disparus étaient appréciés de leurs patients. Ils étaient aussi des pères, des mères, des frères et sœurs, des amis, des confrères dont la mort, injuste, marquera les familles, le corps professionnel mais aussi la population pour de longues années. Du fait du contexte sanitaire inédit, ils ont parfois été privés, comme de nombreux Français, d’une cérémonie d’enterrement qui aurait permis de leur rendre hommage. Le Généraliste, qui couvre depuis 45 ans l’actualité de la profession, a tenu à honorer leur mémoire en leur consacrant ce dossier spécial. S’il était impossible de résumer en quelques lignes toute leur vie, nous tenions à présenter ces confrères. Pour qu’on ne les oublie pas.

Des médecins de famille dévoués

Chacun de ces praticiens avait un parcours singulier, qu’il exerçât dans un quartier populaire en région parisienne ou dans un village rural du Haut-Rhin. Mais tous partageaient la même passion pour leur métier. La plupart étaient des médecins de famille « à l’ancienne », très majoritairement des hommes de plus de 60 ans. Dévoués à leurs patients, disponibles jour et nuit. « Ils avaient un profil un peu plus à risque que les autres. Un nombre important de généralistes a plus de 55 ans. Pourtant, lorsque l’épidémie s’est déclarée, aucun ne s’est posé la question de se retirer. Et certains l’ont payé de leur vie », remarque, ému, le président de MG France, le Dr Jacques Battistoni. Son homologue du SML, le Dr Philippe Vermesch, confie être « peiné pour les familles qui ont perdu un pilier » : « Ils avaient une dimension sociale et humaine importante, ils ont fait des gardes depuis des années et n’ont pas compté leurs heures… »

« Ces praticiens, très empathiques, étaient du genre à prendre les patients dans leurs bras, à être très tactiles… », analyse le Dr Jérôme Marty, président de l’UFML-S. « Il faut rendre hommage à ces médecins libéraux, et aux médecins en général, qui sont morts au front. Le président de la République a employé ces mots-là », confiait récemment le président de la CSMF, le Dr Jean-Paul Ortiz.

Un nombre important de généralistes a plus de 55 ans. Pourtant, lorsque l’épidémie s’est déclarée, aucun ne s’est posé la question de se retirer

Dr Jacques Battistoni, président de MG France

Si le chef de l’État n’a jamais manqué de remercier les professionnels de santé, il s’est toutefois toujours refusé à ouvrir un registre national des soignants décédés. Interrogé début avril sur le sujet, le Pr Jérôme Salomon, directeur général de la santé (DGS), se disait « mal à l’aise » avec cette idée. « Des professionnels de santé ne souhaitent pas être associés à cette démarche, argumentait-il. Ils se considèrent comme des patients comme les autres et ne souhaitent pas que l’on tienne un décompte, un peu macabre, du nombre d’infirmières, d’aides-soignants, de médecins infectés », affirmait-il alors. Depuis, Santé publique France a lancé le 14 mai un dispositif de surveillance des cas de Covid-19 chez les soignants des établissements de santé. Une enquête individuelle, basée sur le volontariat, vise à identifier les cas parmi les professionnels libéraux.

Par ailleurs, des représentants de la profession réclament depuis plusieurs semaines un tel registre des soignants contaminés et décédés, parmi lesquels le Dr Jérôme Marty. La pétition lancée par le patron de l’UFML-S début avril a ainsi recueilli plus de 10 000 signatures. « Quand des soldats tombent en opération extérieure, ils ont une cérémonie dans la cour des Invalides en présence du Président. Nous sommes en droit d’attendre quelque chose d’équivalent », plaide par ailleurs le Dr Battistoni.

21 médecins généralistes (18 actifs et 3 en cumul emploi-retraite) seraient décédés du coronavirus, selon la Carmf.

Des familles à aider

La caisse de retraite des médecins a, elle, tenu son propre registre depuis le début de l’épidémie. Son président, le Dr Thierry Lardenois, est cependant amer : « Tous ces confrères se sont sacrifiés sans reconnaissance de la nation. Sans dénier le rôle des médecins hospitaliers, il ne faut pas oublier les libéraux, abandonnés au pire de la crise sans armes ni protections. » Le président de la FMF, le Dr Jean-Paul Hamon, espère lui aussi que leur mémoire sera honorée et leurs familles accompagnées : « J’ai eu au téléphone la fille d’un médecin décédé qui se demandait comment faire pour gérer la succession. L’État devrait aider financièrement ces familles et pas leur attribuer des médailles en chocolat. » Emmanuel Macron s’est engagé à ce que les soignants soient honorés lors des cérémonies du 14 juillet. Les familles endeuillées peuvent bénéficier du fonds d’action sociale de la Carmf mais aussi de l’assistance de la cellule d’entraide de l’Ordre des médecins. Le Cnom a débloqué 4 millions d’euros supplémentaires aux 2 millions de budget annuel de la cellule, notamment pour accompagner les ayants droit des médecins décédés. « Nous allons concentrer cette aide aux praticiens les plus impactés par la précarité, notamment les remplaçants qui ne peuvent pas bénéficier des indemnisations », explique le Dr Jacques Morali, chargé des relations internes à l’Ordre. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a voté la semaine passée une résolution LREM visant à accorder un statut, sur le modèle de celui des pupilles de la Nation, aux enfants des soignants décédés du Covid-19.


Tous ces confrères se sont sacrifiés sans aucune reconnaissance de la nation. (...) Les libéraux ont été abandonnés au pire de la crise sans armes ni protections

Dr Thierry Lardenois, président de la Carmf

Les récompenses ne suffiront pas à atténuer la colère de certains. Des recours en justice ont déjà été engagés. Tout récemment, la veuve du Dr Djemoui a déposé trois plaintes pour homicide involontaire contre la DGS, l’ARS d’Île-de-France et l’Ordre des pharmaciens. Révélée par Le Parisien, l’information nous a été confirmée par Me Fabrice Di Vizio, avocat de Mme Djemoui. « Il existe probablement une corrélation entre le manque de protections et le décès de ces médecins, affirme le Dr Jérôme Marty. Ils exerçaient dans des régions très exposées, comme le Grand Est ou l’Île-de-France, avec peu ou pas du tout de masques les premiers jours. » Un constat partagé par le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF  : « En Mayenne, nous avons eu le temps de nous préparer, de contacter des entreprises locales pour avoir des masques, car on avait les retours des régions où le virus est arrivé en premier. » Le président du Cnom, le Dr Patrick Bouet, n’exclut pas de s’associer aux plaintes déposées à l’encontre du gouvernement pour la gestion des masques. « Une chose est sûre, nous ne resterons pas spectateurs. Si, pour avoir des explications, il faut passer par des procédures, alors nous passerons par des procédures  », assure-t-il.

Un traumatisme pour la profession

Au-delà de la recherche de responsabilités, la perte d’un si grand nombre de confrères a marqué certains généralistes au fer rouge. Les praticiens libéraux ne s’attendaient pas à une arrivée si soudaine de l’épidémie. « Au départ, nous pensions que cette maladie était réservée aux gens qui avaient des comorbidités, se rappelle le Dr Hamon. Or, même si on guérit du coronavirus dans 98 % des cas, quand on est touché, on pense aux 2 % restants. On ne porte ensuite pas le même regard sur la maladie. » Son confrère, le Dr Duquesnel, se remémore le moment où il a appris les premiers décès de généralistes dans l’Est  : « Ma première réaction a été la stupeur. Je n’avais pas imaginé que dans le cadre de cette pandémie, on pouvait mourir en montant au front. Ce fut beaucoup d’émotion. »

L’impact de la violence de l’épidémie sur tout le corps médical se fera sentir dans quelques mois. « Je crains beaucoup les conséquences à 6 mois, lorsque l’effet de choc post-traumatique va surgir chez des médecins qui n’ont pas pu être protégés, qui sont allés travailler la trouille au ventre… », commente le Dr Marty. Les praticiens ayant subi des formes graves de Covid-19 devront aussi remonter la pente. « Des confrères sont restés trois semaines en réanimation. Certains ne reprendront jamais leur exercice », regrette le Dr Duquesnel. Le président de l’Ordre estime que l’ensemble du corps médical a été traumatisé. « Cette épidémie a rappelé les risques de notre métier. Elle laissera des traces importantes chez les praticiens en activité, et plus encore chez tous ces étudiants et internes, les médecins de demain, qui y ont été confrontés. »