Il y aurait un risque de désertification médicale en France et peut-être ailleurs en Europe, inégal toutefois suivant les régions, surtout important dans nos campagnes les plus pauvres, tant sur le plan économique que socio-culturel. Il y aurait même urgence à proposer des solutions avant que cette désertification ne fasse trop de ravages. Le temps presse !
La disparition de l'approche clinique du corps malade
La question que l’on peut se poser, en prenant en compte l’aspect historique de l’évolution de la médecine, c’est de savoir si cette désertification « géographique » ne fait pas suite à une autre désertification plus insidieuse et qui toucherait autant nos campagnes que nos villes et qui est la désertification de l’approche clinique du corps malade ou tout simplement la mise à distance de plus en plus manifeste du malade lui-même, jusqu’à imaginer une télémédecine ! Un retour sur l’histoire des pratiques médicales devrait nous permettre de nous interroger plus avant sur les solutions à apporter à cette soi-disant désertification géographique qui n’est que le reflet d’une autre disparition celle de la médecine clinique.L’Histoire de la médecine, au moins ces derniers siècles, est en effet dominée par deux fractures fondamentales qui ont bouleversées aussi bien la pensée médicale que les pratiques.
De la médecine humorale à la médecine anatomo-clinique puis physio-pathologique
La première de ces fractures c’est le passage de la Médecine Humorale, héritage d’Hippocrate et de Galien, à la Médecine anatomo-clinique au début du XIXe siècle, puis physio-pathologique, dont les hérauts les plus emblématiques restent Laennec, Bichat, Magendie, Claude Bernard et combien d’autres. Ce passage a été bien sûr progressif, il commence dès le XVIIe siècle et se poursuivra tout au long des XIXe et XXe siècles. Cette mutation de la médecine humorale qui privilégiait une pratique orale et/ou épistolaire (il suffit de relire Mme de Sévigné), va progressivement se faire vers une médecine anatomo-clinique avec une prise en compte et une pratique du Corps du patient qui va s’imposer comme Corps du Délit prioritaire. C’est le moment où l’existence précède encore l’apparence. L’examen clinique est au centre de la relation médecin/malade avec très peu de médiums entre les deux protagonistes : un stéthoscope et encore très rudimentaire, c’est tout ce qu’il faut pour s’installer au début du 19ème siècle !
Les outils diagnostiques des XVII et XVIIIe siècles sont en effet modestes. Le médecin interroge et observe le malade et son entourage, c’est là l’essentiel de sa pratique clinique. Il ne le palpe pas, il ne le percute pas et ne l’ ausculte pas encore. Il se contente d’ observer le faciès, la langue, les yeux, les caractères des selles, ceux du sang après une saignée. Le savoir le plus pertinent pour dire la maladie restent la prise du pouls et l’ examen des urines. La pulsologie occidentale est aussi complexe que celle de l’Orient mais reste comme cette dernière plus littéraire que savante. L’ uroscopie quant à elle, se fonde sur une sémiologie complexe où s’ additionnent le voir, mais aussi le sentir, le goûter, le toucher voire l’ entendre, sans aller regarder réellement ce qui se passe au sein de ce liquide biologique ! L’ interprétation de l’ examen des urines obéit à un rite rigoureux. L’ urinal pendant des siècles sera considéré comme l’ attribut le plus caractéristique du médecin, dit « mireur d’ urine ».
Le corps colonisé
Peu à peu la médecine d’abord d’observation, avec une clinique qui reste essentiellement externe, va coloniser le corps : à l’inspection, à l’auscultation, à la percussion, à la palpation vont s’ajouter dès la première moitié du XIXe siècle l’exploration endoscopique, timide d’abord puis de plus en plus agressive. La médecine va occuper le corps dans tous ces recoins avec un examen clinique qui va devenir un véritable Corps à Corps. A la médecine externe des siècles précédents va s’ajouter la médecine interne. A cet acharnement clinique du début de cette première fracture correspond une sémiologie du corps dont on ne dira jamais assez les affinités qu’elle créait entre le médecin et son patient.
Avec l’avancement des sciences physiques et chimiques cette sémiologie va naturellement s’enrichir de données biologiques, électriques et à partir de 1895 d’images de l’intérieur du corps. Enfin on n’avait plus besoin d’attendre la salle d’autopsie pour comprendre de quoi souffrait le malade ! et tout au long du 20ème siècle ce sont ces techniques qui vont de complémentaires occuper bientôt tout le champ de la clinique, à telle enseigne que l’on assiste peut-être à l’inévitable déclin de la clinique du corps.
La spécialisation à l’extrême, les progrès de la thérapeutique et du diagnostic, les évolutions socio-culturelles inéluctables, la « déviance sécuritaire » et la judiciarisation de la médecine, tout semble concourir à privilégier les paramètres biologiques, les graffes électriques et surtout les images. C’est une Médecine sans le Corps comme le prophétise Didier Sicard qui est en train de se mettre en place.
Et c’est là la deuxième fracture de notre Histoire à laquelle nous assistons. Après l’appropriation du corps (on pourrait dire aussi l’objectivation) à partir du début du 19ème et jusqu’à nous, se met subrepticement en place une médecine avec un corps de plus en plus absent, un corps quasiment virtuel, lointain, une « télémédecine » au quotidien, avec une désappropriation du corps, une véritable déshumanisation de la relation médicale. Le mireur d’urine est devenu un mireur d’images et de résultats biologiques. La présence du malade n’est même pas indispensable à la prise de décision thérapeutique. Le temps est venu de la désappropriation du corps malade, avec une mise à distance de la maladie que l’on ne veut plus approcher que par des examens para-cliniques. « S’enfuir vite, aller loin, revenir tard » c’était les conseils du docteur Augier en période d’épidémie de peste, nous n’en sommes plus là, enfin pour le moment ! La technicité rapetisse la relation du médecin et de son malade. La relation se fait davantage avec les écrans d’ordinateurs ou de négatoscopes, que dans un face à face avec l’Autre qui pourtant ne cesse de nous interroger sur le pourquoi de sa souffrance. Les images surtout ont pris la place de la réalité : c’est ce que Guy Debord a parfaitement démontré, dans d’autres domaines que celui de la médecine. Mais ici comme partout ailleurs, les images tendent effectivement à occulter la vérité clinique. Le malade lui-même accorde plus d’importance aux images et aux graphes électriques qu’à son corps en souffrance. C’est à nous de lui rappeler en permanence que l’existence précède l’apparence !
Il n’est pas question pour autant de nier, encore moins de refuser l’apport essentiel à l’élaboration du diagnostic de tous ces suppléments techniques. Ce sont eux qui font de l’acte médical d’aujourd’hui un geste de plus en plus efficace. Mais de là à occulter le corps, il est loin le chemin. Ce qu’il nous faut éviter c’est la Dérive imagière et l’Acharnement imagier, l’Icônolatrie, la Cascade des examens inutiles. Comme le dit si bien Didier Sicard il faut « comprendre le sens du symptôme non seulement en tant que signe de maladie, mais également en tant que signe du sujet souffrant. »
L'écoute doit rester le moment fort de la consultation, attentive, bienveillante et même fraternelle au plus haut sens républicain. Il faut rassurer et faire comprendre que de ce qui ce dit au cours de ce premier entretien dépend tout ce qui va suivre, pour éviter une escalade d'investigations. Il faut prendre le temps de l’écoute et c’est là la pierre d’achoppement de notre système de santé. Le pouvoir que conféraient à notre savoir ses fondements scientifiques à tendance à décroître et ce en partie pour avoir trop négligé l’apport complémentaire des sciences humaines. Nos sociétés génèrent un mal-être existentiel qui appelle sans le nommer un désir d’écoute.
L’examen clinique arrive après l’écoute. C’est la confrontation avec le corps malade. Le corps doit être dévêtu : « Je ne saurais trop vous engager, messieurs…. à examiner les malades nus toutes les fois que des circonstances d’ordre moral ne s’y opposeront pas. » (Leçons du mardi à la Salpêtrière. Pr J.M Charcot). Il n’est pas sûr que cette connaissance ne soit en train de se perdre. Il faut que le malade au cours « d’un corps à corps singulier » comprenne, qu’au delà des images virtuelles de son corps, qui sont de plus en plus envahissantes, le médecin reste préoccupé en premier lieu par la souffrance de sa chair, qui se situe bien au-delà d’une simple assistance technique. Les images, les graphes, les résultats biologiques ne doivent pas le déposséder de son corps ! C’est là le risque majeur d’une médecine qui tend justement à occulter, jusqu'à le faire disparaître, le corps du délit. Il faut faire attention à ne pas favoriser, en trop privilégiant les images, une médecine où le corps serait absent. Souvenons-nous de l’arrivée triomphante du scanner dans le diagnostic de la hernie discale et de la pandémie de discectomies qui a suivi où on a opéré davantage des images que des malades ! et combien d’autres pandémies ! Et pourtant dés 1803 Landré-Beauvais nous mettait en garde en précisant que si tout symptôme était signe, tout signe n’était pas symptôme !
Mais il s’agit là d’une médecine « de proximité » avec le malade qui demande du Temps. Et les Technocrates de la Santé ne sont pas encore arrivés à définir ceux qu’il faut bien appeler « les cliniciens ». De là peut-être la difficulté qu’ils ont à les nomenclaturer ! « Le médecin doit disposer du temps nécessaire…. (C’est Jean Bernard qui parle) Or, plus qu'une autre activité humaine, et surtout depuis qu'elle est devenue complexe et efficace, la médecine demande du temps, le temps de longs entretiens avec le malade, le temps nécessaire au médecin pour connaître, comprendre la femme, l'homme qui se confie à lui, le temps nécessaire pour l'éclairer, l'informer, lui dire la vérité. » Ces mêmes technocrates finiront par comprendre peut-être que la faible rémunération de l’acte médical lèse aussi bien les médecins que les patients. Comme le précise Jean de Kervasdoué « Cette activité intellectuelle est peu valorisée en France par rapport à d’autres pays, comme si la consultation n’était pas importante, n’était pas le coeur de cette profession. » Et il poursuit : « Il me semble donc regrettable de favoriser la prescription d'actes et de médicaments au détriment de la valeur ajoutée première d'un médecin : l'acte clinique, qui devrait lui apporter valeur et considération, dans le respect de la solidarité. » De son côté le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, dans son rapport annuel constate que « le divorce s’installe entre les médecins et leurs patients » et s’en inquiète. Il réclame de l’ensemble des responsables et je le cite « un meilleur accueil et une meilleure écoute ». N’est-ce pas là ce que la médecine offre ou devrait offrir à tous ceux qui viennent consulter depuis toujours. Seule la clinique fonde l’autorité professionnelle et morale. Seule elle donne du sens à une image ou à un chiffre. C’est au clinicien et à lui seul de décoder cette image et ce chiffre et pour se faire il lui faut du temps pour accueillir, écouter, réfléchir et décider. Aujourd’hui le rapport d’Elisabeth Hubert reconnaît enfin la nécessité de retrouver le temps d’une relation clinique plus humaine et de reconsidérer sa juste valeur ajoutée. A la proximité géographique du médecin et à sa régulation n’oublions donc pas d’ajouter la proximité clinique. A un moment où les hôpitaux deviennent des usines à soins et où la gestion comptable l’emporte sur la prise en charge personnalisée, à un moment où les gardiens de prisons dénoncent l’emprise de l’électronique aux dépens du contact humain, à un moment où les policiers regrettent que la technocratie et la bureaucratie soient privilégiés au détriment des relations humaines, les médecins accepterons t-ils eux- aussi une médecine déshumanisée ? « C’est grave docteur ? ».
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