Pr Jon Kabat-Zinn : Depuis la fondation de votre clinique de réduction du stress en 1979, la pleine conscience est largement reconnue aux États-Unis. Rencontrez-vous des obstacles dans la diffusion de ces pratiques sur le territoire français ?
Je n’essaie pas de diffuser quoi que ce soit. Je tente seulement d’éveiller l’enthousiasme des individus pour une nouvelle manière d’être en relation avec la souffrance, et d’inspirer des voies de libération de cette dernière. Méditation et médecine sont puissamment complémentaires. C’est ce qui explique son succès au Canada, au Royaume Uni et aux États-Unis. La France est un peu plus lente à l’intégration de ces pratiques, par rapport aux pays nordiques notamment. Je pense que c’est en partie lié à la séparation culturelle et intellectuelle entre église et État, entre religion et sciences. Enseigner la méditation à l’université c’est presque considéré comme un anathème, du fait de l’amalgame avec la religion. Mais la méditation n’est pas une religion, même pas une philosophie. Avec nos collègues, nous essayons de transmettre la méditation dans un langage qui ne soit relatif à aucune religion. Parce que l’essence de cette pratique est l’expérience humaine, en ce qu’elle a de plus universel. Aujourd’hui, la France bouge. Elle est en train de passer d’un profond scepticisme à l’acceptation de ces pratiques. On observe un énorme regain d’intérêt.
Cet engouement actuel peut-il nuire à la pleine conscience ?
Oui, c’est un danger de considérer la pleine conscience comme un simple outil efficace. Quand les choses deviennent hype, les gens pensent que c’est facile. Que c’est une bonne idée de devenir plus « mindful ». En réalité, c’est très difficile. Il ne s’agit pas d’une technique, mais d’une manière d’être. Si les médecins l’intègrent de cette manière, ils le dispenseront comme un médicament sans comprendre le fondement de leur prescription. Si l’on suit le tour de France à la télévision, est-ce que l’on devient doué pour autant ? Non, il faut monter sur un vélo soi-même. C’est pareil pour la méditation. Si on n’exerce pas soi-même, on peut en parler autant que l’on veut, sans savoir de quoi il s’agit. Là est le danger de la popularité de la méditation. Dans mon expérience, Si les gens ne pratiquent pas, ils ne goûteront pas aux profonds bénéfices de cette pratique… et après un temps ne pratiqueront plus et leur enseignement perdra en utilité.
Pourtant, certains praticiens dispensent les programmes sans pratiquer eux-mêmes…
Je sais que certains le font, mais dans ce cas, ce n’est pas de la pleine conscience. Les individus, particulièrement les thérapeutes cognitivistes, ne comprennent pas que la mindfulness est très différente de leur approche. Dans la thérapie cognitive, comme je la comprends, on apprend à substituer les pensées dépressives par des pensées agréables ou plus réalistes. La pleine conscience est une approche très différente. On ne préfère pas un type de pensée à un autre. Les pensées sont juste des pensées. En MBCT, on dit que les pensées ne sont pas des faits. Si on se pense comme une mauvaise personne, on va souffrir d’être cette mauvaise personne. Mais si on considère cela comme une pensée, on se dit « ce n’est pas moi, c’est juste une pensée ». Et ça, c’est libérateur. On peut exercer cela comme un muscle et prendre du recul face à ses ruminations dépressives.
L’efficacité de la pleine conscience dépend de la quantité de pratique ?
C’est une question compliquée. Les résultats sont contradictoires. Dans certaines études, c’est le cas. Dans d’autres, la quantité de pratique n’est pas corrélée au niveau de bénéfices. Cela peut notamment s’expliquer par les manières hétérogènes de « méditer ». Il y a la manière formelle – par ex. méditer 15 minutes par jour - et la manière informelle – la plus importante - qui est « comment on vit sa vie ». Par exemple, cet interview : est-ce une méditation ou pas une méditation ? Si on est tous les deux pleinement présents, si on est vraiment en train de s’écouter mutuellement, c’est de la méditation. Toute la vie peut devenir méditation. Quand les enfants rentrent de l’école, les regarde-t-on vraiment, ou considérons-nous seulement les idées acquises sur eux ?
Est-ce à dire que l’efficacité d’une prise en charge tient d’abord à l’expérience subjective du médecin ?
Je dirais que le premier principe à tenir est que lorsque l’on est avec un patient, d’être vraiment avec le patient. Si notre esprit divague, le patient sent que notre esprit divague. Aux États-Unis, on entraîne les étudiants en médecine à être pleinement conscients, présents avec le patient. Et pas seulement à réfléchir en se focalisant sur le diagnostic. J’ai vu tant de médecins en accompagnant ma mère dans les services de soins. La plupart du temps, les médecins, et même les infirmiers, lui parlent comme si elle était un objet. Ils ne la regardent pas. Ils ne disent même pas qui ils sont. C’est complètement dépersonnalisé. Plutôt que de regarder les patients, les médecins regardent leur écran. C’est une horrible habitude vers laquelle la technologie tend à pousser la médecine. On a besoin de reconquérir l’art de la médecine. Dans la relation hippocratique, la chose la plus importante est « primum non nocere ». Comment savoir si on ne fait pas de mal si on n’en a pas la conscience ? On rentre de l’information dans l’ordinateur et on ne voit même pas que le patient ne comprend rien. Ce n’est pas de la bonne médecine, c’est dangereux même.
Et peu épanouissant pour les médecins…
Oui, le business de la médecine conduit à réduire le temps de rencontre avec le patient. Et à se concentrer sur le diagnostic et la prescription de médicament. Les médecins font de la médecine parce qu’ils aiment les gens, qu’ils ont envie d’être en relation avec les patients. Dans les langues asiatiques, le mot pour désigner cœur et esprit est le même. Si on n’entend pas « heartfulness » dans le terme « mindfulness », on pense que ça parle de cognition. Mais non, ça parle d’émotion. Aux États-Unis, la vaste majorité des docteurs sont dépressifs eux-mêmes. Parce que la médecine n’est plus fun. La relation est technicisée, c’est très triste. La pleine conscience essaie de restaurer cela. Des collègues, de l’Université de Rochester, ont réalisé de sérieuses études sur les bénéfices d’un programme de pleine conscience dans la réduction du burn-out chez les médecins. Il se trouve qu’ils peuvent immuniser les médecins contre le burn-out et les aider à s’en sortir.
Certains médecins s’étonnent du lien entre médecine et méditation.
Les mots méditation et médecine ont une étymologie commune. Ils partagent les mêmes racines profondes, celles où la médecine ne vise pas à soigner mais à retrouver l’équilibre. À l’instar de la théorie platonicienne, la pleine conscience repose sur le principe de l’équilibre naturel homéostatique et vise son expérience directe. À la clinique, on dit aux patients, toutes pathologies confondues : « Tant que vous respirez, c’est que la balance est en votre faveur, quel que soit le mal qui vous atteint. » C’est une manière très radicale d’aborder les patients. On ne dépense pas de l’énergie dans ce qui va mal, mais dans ce qui va bien. Et il se trouve que lorsque les patients ont les moyens de participer à leur mieux-être, ils le font mieux. C’est très gratifiant de faire ce genre de pratique. Parmi toutes les médecines intégratives, c’est – semble-t-il - la méthode qui a obtenu les preuves les plus solides. C’est aussi pour cette raison que la pleine conscience connaît un tel succès. L’une des meilleures preuves étant que les médecins qui pratiquent sont plus heureux. On doit donc changer la culture. Mais, pour faire bouger les lignes, cela prend des générations.
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