Le capitaine tire sa révérence

Jeudi, sauver une gloire locale (3/5)

Publié le 30/05/2013
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Par Sébastien Sarraude

Résumé de l’épisode 2. Notre médecin poursuit sa dernière semaine d’activité professionnelle. M. Lafourcade, un futur père de famille à la carrure impressionnante, revient régulièrement aux urgences, pour ce qui s’apparente de plus en plus à une grippe virulente. Il le laisse repartir mercredi, en lui conseillant d’être le moins possible en contact avec sa femme, enceinte de cinq mois.

Jeudi. Je suis convoqué aux urgences et personne ne veut me dire pourquoi, ce qui m’irrite au plus haut point. En remontant l’aile sud déjà encombrée de cartons de déménagement, je songe au pire. Serait-il arrivé quelque chose à un membre de ma famille ? Je pense à ma fille unique et ses quatre enfants. Bien que ne croyant pas en Dieu, je prie intérieurement qu’il ne soit rien arrivé de grave à mes êtres chers. L’idée fugace de devoir m’occuper de mes petits enfants me traverse même l’esprit. C’est incroyable comme le cerveau peut faire des plans sur la comète à une vitesse vertigineuse quand il est sous pression.

Je déboule dans le box en question et les deux jeunes médecins en place me regardent avec un air gêné. Les infirmières, ne sachant trop quoi faire, s’occupent à vérifier les constantes de la victime allongée sur la table d’auscultation. Je le reconnais immédiatement et suis soulagé l’espace d’une fraction de seconde. Ma famille n’a rien à voir avec cet homme mal en point. Gilles Lafourcade est revenu consulter les urgentistes. C’est le SAMU cette fois-ci qui l’a amené. Sa femme sanglote dans le hall d’accueil.

– Professeur, son épouse nous a dit que vous l’aviez ausculté deux fois pour une grosse grippe. Son cas a visiblement empiré. Nous voulions avoir vos lumières sur ce cas avant d’envisager un traitement de choc.

À la trappe mes idées noires, mes craintes de préretraité, mon mal de dos lancinant que je tais pour donner l’image d’un homme encore vert. Mon esprit se focalise maintenant sur ce patient amaigri qui a fait une pointe de température à 42 °C la veille au soir. Il est dans un état comateux, de la bave s’écoule des commissures de ses lèvres. Il va falloir faire quelque chose et vite. Mon traitement a été clairement inefficace et je suppose que ce gaillard a finalement dû chopper autre chose que notre grippe saisonnière. Je m’en veux de ne pas avoir posé plus de questions à ce solide pilier. Un stagiaire me fait remarquer qu’il jouait en équipe première de notre ville. Il ne manquait plus que ça, une gloire locale ! Il me faut à tout prix sauver ce patient. Il me faut rattraper cette négligence, qui n’en serait finalement pas une aux yeux de bon nombre de mes confrères. Je dois le sauver avant de partir. Je dois le faire quitter la maison debout et par la grande porte avant que le rideau ne tombe une dernière fois. Que je puisse soutenir le regard de tous ces gens qui me portent dans leur estime. Qu’ils se souviennent du vieux professeur comme d’un battant jusqu’à la dernière heure, alors même que les pelles mécaniques venaient disloquer les murs de béton de l’hôpital. Qu’ils se souviennent du vieux professeur comme on se souvient d’un capitaine disparaissant avec son bateau.

Gilles Lafourcade a le teint jaune : un collègue me fait remarquer un ictère conjonctival. Excès de bilirubine. Il nous fait une septicémie. Je ne peux pas croire que mon traitement d’une banalité affligeante puisse être responsable de la dégradation de ses globules rouges.

– On le met en soins intensifs.

Je fais annuler mes rendez-vous de la matinée, je vais m’occuper personnellement de ce rugbyman bientôt père de famille.

Sa femme m’inquiète presque autant que lui : elle panique, sanglote sans pouvoir terminer la moindre phrase. Elle m’assure que son mari n’a rien fait d’extraordinaire ces vingt derniers jours et qu’il n’a rien absorbé de nouveau. Je la fais raccompagner chez elle en la rassurant une fois de plus, mais sans réelle conviction. Je lui certifie que son mari est maintenant entre de bonnes mains et que tout va s’arranger. Je lui demande de reprendre ses esprits et de me donner l’emploi du temps précis des dernières semaines de son homme. Les moindres déplacements, les sorties au restaurant et tout ce qui peut paraître anodin, je veux tout savoir sur eux et leurs habitudes, même au lit…

Elle acquiesce silencieusement et me promet de travailler sa mémoire dès son retour à la maison.

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Source : Le Quotidien du Médecin: 9246