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Prospective

Report de l’âge de la retraite : le spectre de l’envolée des IJ

Par Stéphane Lancelot - Publié le 22/11/2019
Report de l’âge de la retraite : le spectre de l’envolée des IJ

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GARO/PHANIE

Le départ plus tardif à la retraite, préconisé dans la réforme Delevoye, pourrait accentuer un phénomène observé avec le vieillissement de la population : une hausse notable des dépenses liées aux arrêts de travail des plus de 60 ans, dont la durée augmente aussi. Cette évolution nécessite d’améliorer le suivi médical des jeunes seniors. 

Et si l’on poussait le bouchon un peu trop loin ? Selon la Caisse nationale d’assurance vieillesse, l’âge moyen de départ effectif à la retraite des travailleurs du régime général du secteur privé s’élevait en 2018 à 62 ans, huit mois et deux semaines, contre 61 ans en 2007. Et avec la réforme des retraites pilotée par le Haut-commissaire Jean-Paul Delevoye, les Français pourraient encore avoir à travailler plus longtemps. 

Or, le recul de l’âge de départ n’est pas sans conséquence sur la santé des salariés. Et il n’est donc pas étranger à l’augmentation, chaque année, des dépenses d’indemnités journalières (IJ). La situation a conduit le Premier ministre Édouard Philippe, à l’automne 2018, à charger trois experts, dont le Pr Stéphane Oustric, professeur de médecine générale, d’un rapport pour endiguer le phénomène. Le coût de cette envolée avait atteint 7,4 milliards d’euros en 2017 (7,8 en 2018), en hausse de 15 % sur 2010-2017.

Des pathologies physiques mais aussi psychiques

Cette progression significative est directement liée à « l’augmentation [et au vieillissement] de la population active, indique l’Assurance maladie. Avec la progression du niveau des salaires,ceséléments ont d’après la Caisse « contribué à eux seuls à plus de la moitié de la progression annuelle des dépenses d’IJ entre 2010 et 2017 ».

« À cela s’est ajoutée la hausse du temps d’emploi des seniors, en lien avec le recul de l’âge de départ en retraite, précise la Cnam. La durée moyenne d’un arrêt indemnisé croît nettement avec l’âge des actifs. » Ainsi, les plus de 50 ans représentaient en 2018 près de 29 % des arrêts maladie mais 41 % des montants indemnisés. Par ailleurs, la durée moyenne des arrêts était de 73 jours pour les Français âgés de plus de 60 ans, contre 51,5 jours pour ceux ayant entre 55 et 59 ans, soit une différence de 21,5 journées ! (voir graphique).

Au-delà des chiffres, les effets du vieillissement de la population active sont perceptibles dans les cabinets de médecine générale. « Les gens travaillent de plus en plus tard. On observe donc une augmentation de la fréquence de certaines pathologies chez les salariés les plus âgés, note le Dr Jacques Battistoni, président de MG France. Nombre d’entre elles ne seraient probablement pas survenues si ces personnes étaient à la retraite. » 

Si l’on retrouve fort logiquement les troubles musculosquelettiques (TMS) parmi les maux les plus fréquents, les troubles psychiques (états anxiodépressifs, insomnie…) se multiplient également chez les travailleurs âgés. « Dans les cabinets, on a de plus en plus de patients en souffrance psychique, confirme le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. Il y a une pression, une notion de performance beaucoup plus prononcée qu’auparavant, très mal vécue par les travailleurs les plus âgés. » Ces troubles physiques et psychiques entraînent des arrêts à répétition et sont synonymes de « consultations plus longues ».

Ce qui fait dire au Pr Oustric que « la charge et la difficulté professionnelle ne doivent pas être les mêmes pour tous les âges ». D’après le professeur de médecine générale, les salariés proches du départ sont plutôt censés être dans une logique d’accompagnement et de transmission auprès des plus jeunes. Et non pas « ceux qui tiennent le marteau ».

Les généralistes face à un paradoxe 

Pour les médecins de famille, les conséquences du vieillissement des patients actifs ne sont pas que cliniques. Ils subissent une pression contradictoire, puisqu’on leur demande de prescrire toujours moins d’arrêts. « On ne peut pas demander à la population de travailler plus tard tout en pénalisant les médecins qui prennent en compte les problèmes de santé que cela implique », souligne le Dr Battistoni.

Le sujet est fréquemment évoqué en commission paritaire nationale avec la Cnam. Celle-ci indique se contenter d’« appliquer la loi », explique le patron de MG France. Or d’après lui, ces stricts critères statistiques « font peser sur les praticiens dont la patientèle compte des gens plutôt âgés mais encore en activité une pression très forte et totalement injustifiée ».

Le Dr Duquesnel, qui accompagne régulièrement des praticiens poursuivis pour délit statistique, appelle de son côté la Cnam à plus de tolérance et à s’adapter aux diverses situations. « Si vous avez une patientèle majoritairement retraitée, vous aurez beaucoup moins d’arrêts qu’avec des patients actifs s’acquittant de travaux répétitifs à l’usine », rappelle le président Généralistes-CSMF.

Dossier réalisé par Amandine Le Blanc et Stéphane Lancelot