LE QUOTIDIEN : Comment définir la littératie en santé ?
Pr JULIEN MANCINI : C’est un terme difficile à appréhender, qui dépasse la simple compréhension. Il recouvre quatre grandes dimensions : l’accès, la compréhension, l’évaluation et l’utilisation des informations. Il s’agit d’être capable de s’approprier les connaissances dans le champ sanitaire pour promouvoir sa santé tout au long de sa vie. La littératie ne concerne donc pas seulement les soins, mais aussi la prévention et la promotion de la santé.
Cette notion ne se restreint pas aux compétences en santé, qui placent le projecteur sur l’individu : elle est le produit des compétences de la personne mais aussi de son entourage, qui peut l’aider, et du système de santé, qui doit diffuser des informations accessibles et intelligibles. Elle a émergé il y a plusieurs années dans les pays anglo-saxons et est arrivée plus récemment en France, où des équipes exploraient déjà des problématiques voisines, comme la communication.
Selon l’enquête internationale « Health Literacy Survey 2019-2021 » (HLS19), 44 % des Français rencontrent des difficultés pour comprendre et s’approprier les informations en santé.
Théoriquement, on sait que la compréhension des informations est plus difficile que leur accès, et que plus difficile encore est l’application des mesures à soi-même, dans la vraie vie. L’enquête européenne confirme qu’en effet, près de la moitié des répondants ont des difficultés pour savoir si un service peut répondre à leurs attentes ou que faire en cas de problème. La navigation dans le système de santé est compliquée, sans parler des réformes.
La littératie en santé recouvre quatre dimensions : l’accès, la compréhension, l’évaluation et l’utilisation des informations
Cela s’explique par la complexité du système de soins, marqué par la spécialisation, voire la surspécialisation : sans l’aide d’un excellent généraliste ou d’un autre acteur de soins primaires, il n’est pas évident de correctement s’orienter.
La surabondance d’informations peut-elle être un obstacle ?
Nous avions montré qu’en cancérologie ou dans le domaine du Covid, la coexistence d’informations différentes voire contradictoires brouille le message. À qui faut-il se fier ? Les personnes ne vont pas toujours directement sur les sites des agences sanitaires. Et les moteurs de recherche peuvent envoyer n’importe où…
Par ailleurs, les recommandations en santé publique, et leur interprétation, sont souvent changeantes. Si les personnes comprennent qu’il faut augmenter la consommation de fruits et légumes et faire de l’activité physique, ils peinent à savoir quels sont les objectifs précis à atteindre pour eux-mêmes.
Le numérique requiert des compétences spécifiques pour savoir où chercher l’information, faire le tri, garder un regard critique. Les interventions se multiplient pour pointer les « bonnes ressources », avec dans les brochures des rubriques « pour aller plus loin » ou encore des labels pour identifier les sites de qualité. Mais il reste toujours plus facile de faire confiance à des soignants qu’on connaît.
Y a-t-il des inégalités en matière de littératie en santé ?
Il y a un fort gradient social : tous les scores des différentes échelles sont moins bons pour les groupes les plus défavorisés, selon notre enquête.
Le niveau de revenu joue directement, ainsi que la perception de son statut dans la société. Il n’y a en revanche pas de superposition stricte entre littératie en santé et niveau d’études. Des personnes très éduquées peuvent avoir des difficultés avec les informations relatives à la santé. À l’inverse, d’autres moins diplômées seront plus à l’aise parce qu’elles ont développé un intérêt particulier pour ce domaine ou que leurs proches y travaillent ou les aident.
Quelles sont les conséquences d’une mauvaise littératie ?
Elles portent à la fois sur la prévention et sur les soins. Plusieurs études ont mis en évidence une moindre participation aux dépistages des cancers en fonction du niveau de littératie en santé. Avec des collègues, notamment à Toulouse et à Lausanne, nous menons le projet Décode, consacré au cancer colorectal. Nous essayons d’accompagner les personnes habitant dans les quartiers défavorisés vers le dépistage en utilisant la vidéo de l’Institut national du cancer (Inca), très bien faite mais peu connue, et des brochures simplifiées. En parallèle, nous formons les médecins sur la littératie en santé pour qu’ils améliorent leur communication. C’est la première fois en France qu’une intervention combinée ciblant la littératie en santé et le cancer colorectal est mise en place. Nous travaillons aussi sur le dépistage du cancer du col de l’utérus à la Martinique.
Dans les soins, le degré de littératie joue un rôle majeur dans l’adhésion au traitement : le suivi des patients qui ont mal compris leur protocole est irrégulier. D’où l’importance des programmes d’éducation thérapeutique. Aux États-Unis, une étude fondatrice a montré que les personnes avec un niveau de littératie plus bas, quel que soit leur statut socio-économique, avaient un risque de mortalité plus élevé que celles qui étaient mieux armées.
Que peut faire un médecin ?
Le médecin est considéré comme un relais de confiance (sauf dans le cas extrême d’un spécialiste consulté ponctuellement qui ne prendrait pas le temps d’expliquer des informations particulièrement complexes). La consultation offre la possibilité de répéter les informations et de les adapter à la personne. Le soignant peut s’assurer que le patient a compris et peut reformuler le message. En cancérologie, les consultations d’annonce sont élaborées à cette fin et un temps avec des soignants paramédicaux est prévu. On sait en effet que les personnes osent moins poser des questions aux médecins, par peur de déranger, par gêne de montrer qu’elles n’ont pas tout compris ou par crainte de donner l’impression de douter de leur parole. La multiplication des acteurs de soins peut débloquer des situations. Et la répétition est très importante, quand on sait que les patients retiennent seulement 20 % des éléments donnés lors des consultations. Celles-ci sont denses, surtout quand les problèmes de santé sont complexes.
Les médecins doivent prendre conscience que les difficultés sont beaucoup plus fréquentes qu’ils ne le pensent. Ils ont tendance à surestimer la littératie de leurs patients. Ils ne doivent donc pas hésiter à s’assurer que les personnes ont bien compris, et ne pas partir du principe que l’absence de questions, de la part du soigné, signifie qu’il a intégré l’information. Il faut « challenger » le patient et lui demander de reformuler le message. Et ne pas hésiter à utiliser un langage clair et accessible ; personne ne s’en offusquera !
Comment améliorer la littératie ?
En jouant sur les deux tableaux, les compétences et motivations des personnes, ainsi que la simplification du système de santé.
Des équipes travaillent sur des programmes spécifiques selon les populations, par exemple pour des publics éloignés du système de santé, comme les migrants. Intervenir dès l’enfance, à travers l’école, est un autre levier.
Des réflexions doivent être conduites pour que le système de santé diffuse des informations plus claires et intelligibles. Les soignants devraient pouvoir avoir plus de temps consacré aux échanges avec les patients et pourraient recourir davantage aux images ou à la vidéo.
Paradoxalement, le numérique peut être un atout : l’IA sait très bien simplifier des recommandations médicales et vérifier que les messages sont clairs, que les phrases sont courtes, sans mots trop techniques ou alors renvoyant à un glossaire. Le numérique peut individualiser l’information, selon ce que la personne veut savoir et le degré de complexité qu’elle peut accepter. Le défi reste de rendre ces outils accessibles au plus grand nombre.
Avez-vous l’impression d’une meilleure prise de conscience de ces enjeux ?
L’enquête HLS19 appelle à des mesures très générales qu’on ne voit pas arriver. Pour autant, ne désespérons pas, le terme littératie en santé est de plus en plus présent, les médecins le connaissent mieux, des initiatives voient le jour dans des cabinets ou centres de santé. Cela infuse de manière sous-jacente, même s’il n’y a pas encore de programme et que la France paraît loin des pays qui ont une démarche proactive depuis des années, comme l’Autriche.
Au sein du Reflis, réseau de chercheurs créé il y a une dizaine d’années, nous travaillons déjà sur la nouvelle enquête HLS25, qui inclura notamment une mesure de la littératie en santé mentale. Nous espérons ainsi livrer un état des lieux des difficultés et de leur évolution.
*Au sein de l’unité mixte de recherche Sciences économiques et sociales de la santé et traitement de l’information médicale (Sesstim) Aix-Marseille Université/Inserm/IRD et du service Biostatistique et Technologies de l’information et de la communication (Biostic) de l’hôpital de la Timone (Marseille, AP-HM)
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