Décision & Stratégie Santé. Dans cette longue histoire du plomb, ce poison légal, quel rôle ont joué les experts ?
Judith Rainhorn. J’ai d’abord souhaité prendre le contre-pied d’une doxa populaire qui voit le médecin comme le défenseur systématique de la santé publique. L’histoire du XIXe siècle révèle que ce n’est pas spécifiquement le cas. Les députés-médecins font d’abord de la politique avant de promouvoir des avancées sanitaires. Mais l’enjeu principal était de comprendre pourquoi le savoir scientifique ne parvient pas à s’imposer. Ludwik Fleck s’est interrogé il y a près de cent ans dans son ouvrage majeur Genèse et développement d’un fait scientifique (publié en 1935, édition française Flammarion, 2008) pourquoi certains savoirs médicaux s’imposent aisément et d’autres pas. En fait cela dépend du contexte. Je me suis emparée de cette idée pour la décliner avec l’histoire du plomb. Ce savoir scientifique est ici présent et préexiste à son exploitation industrielle. On connaît sa toxicité, et pourtant on n’empêche pas, voire on encourage sa production.
Vous parlez d’accommodement.
Autour de ce poison et de bien d’autres, les résonances contemporaines avec des affaires récentes sont flagrantes, la question « Comment fabrique-t-on l’ignorance scientifique ? » peut être soulevée. Une discipline comme l’agnotologie est consacrée à cette thématique. La mise en cause permanente du savoir ruine le savoir tout en incluant l’incertitude dans la démarche scientifique. Ce phénomène est massif, comme l’ont illustré les travaux sur le tabac. Chacun connaît les liens entre cancer et tabac. Et pourtant le changement est lent. On s’en est accommodé.
Pour revenir au plomb, c’est une histoire longue.
C’est un poison à double détente. C’est d’abord une substance dangereuse dans la sphère professionnelle, mais aussi environnementale. Au XIXe siècle, aucune étude ne signale le danger du plomb dans la peinture pour les habitants des immeubles. Ce qui est aujourd’hui le problème majeur. On peut ainsi assister au déplacement de la focale de l’opinion publique. À certains moments au XIXe siècle, il n’y a pas un seul jour sans article dans les journaux sur la toxicité du blanc de plomb pour les peintres en bâtiment. C’est alors un immense scandale. Mais ce moment est court, soit 4 à 5 années environ, suivi d’une longue période d’amnésie. En témoigne l’épisode dans les années 1980 de l’épidémie de saturnisme à Paris : on en vient à redécouvrir la dangerosité de la peinture au plomb. Or la littérature est immense sur le sujet. Tout était déjà dit dans les années 1900, en France, en Europe et aux États-Unis. C’est pour le moins fascinant.
Vous êtes pour le moins sévère pour certains médecins hygiénistes comme Louis René Villermé, célèbre pour son tableau physique et moral des ouvriers au XIXe siècle.
Villermé et ses successeurs ont été les premiers à prendre en considération le fait que la maladie peut être liée aux conditions socio-économiques. Mais en pointant les conditions de vie, on déculpabilise la responsabilité des toxiques avec pour message : « Ce qui rend malade les ouvriers, c’est la misère. » Or dans le saturnisme, le lien est évident entre le plomb et la maladie. Il est déjà assez bien démontré à l’époque de Villermé dès 1830. C’est le plomb qui est à l’origine de la maladie. Si Villermé a négligé ce lien évident, cela est totalement volontaire. Du coup, c’est d’une manière d’acclimater la population à la vie en commun avec le toxique. À partir du moment où il n’est pas si dangereux puisque c’est la misère qui est à l’origine de toutes les maladies, on peut donc continuer à l’utiliser. Il y a là un paradoxe dans l’hygiénisme, qui se poursuit pendant tout le XIXe siècle.
L’école hygiénique française se rattrape dans les dernières années du XIXe siècle.
Les hygiénistes sont dans le déni, dans un premier temps. Mais d’autres médecins vont jouer un rôle considérable dans la prise de conscience, à savoir des médecins hospitaliers. On peut citer Louis Tanquerel des Planches et Amédée Lefèvre, au milieu du XIXe siècle. Ils collectent de nombreuses données cliniques qui établissent de manière irréfutable le lien entre le toxique et la maladie. Le corps médical à cette époque n’est pas homogène.
Les administrations hospitalières se saisissent également du problème. À Lille, la direction de l’hôpital envoie les factures liées aux hospitalisations directement aux patrons des usines incriminées.
Cela intervient dans les années 1880-1890 au moment du grand débat parlementaire autour de la reconnaissance des accidents du travail et des maladies professionnelles. La sensibilité politique est différente avec l’avènement de la IIIe République. Les grands médecins hygiénistes sont alors très proches du pouvoir en place. Et sortent d’un certain déni. D’autres facteurs sont intervenus pour expliquer ce changement d’attitude comme la diffusion lente du savoir. Le livre de référence est publié en 1839. Mais il comprend plus de 1 200 pages… La question technique intervient. Le produit se transforme à la fois sous la pression de l’opinion et avec la mise sur le marché de substituts. Ce qui conduit l’industrie du plomb à mettre en œuvre des améliorations techniques et à diminuer la toxicité dans les ateliers. Autant d’éléments qui participent à l’accommodement du produit. Ces éléments s’inscrivent dans une toile de fond marqué par l’irruption d’une mobilisation ouvrière avec la création de la Première Internationale et la réflexion intellectuelle autour de ce qu’une société peut ou non tolérer. Le travail des enfants illustre l’évolution au fil du temps des élites sur cette question. J’appelle cet alignement des planètes ou non le « régime de perceptibilité » ou « d’imperceptibilité » (d’après l’expression de l’historienne canadienne Michelle Murphy).
La France est le premier pays à adopter une législation stricte sur le plomb au travail. Mais elle négligera longtemps la toxicité environnementale. Comment expliquer cette difficulté hexagonale à prendre en compte les deux aspects.
La France et les États-Unis ont développé deux approches différentes. On observe de l’autre côté de l’Atlantique un désintérêt durable pour les maladies professionnelles. Dans la doctrine du libéralisme économique, ces pathologies sont interprétées comme un risque du métier. Le contrat de travail inclut implicitement la possibilité de survenue d’une maladie liée au travail. En revanche, l’opinion est très sensible aux questions environnementales.
En France, c’est l’attitude inverse qui domine. On s’est intéressé à la question du plomb mais aussi de l’amiante dans le monde du travail avant d’envisager un éventuel impact environnemental. Il n’y a pas d’explication simple à ce phénomène. Toutefois, on a parlé de « moment 1900 » pour la France. Se produit alors avec la IIIe République et le vote des premières lois sociales une conjonction sociopolitique unique. C’est par ce prisme professionnel qu’on envisage peu à peu les pathologies environnementales. Durant mon travail de recherche, je n’ai toutefois rien lu sur le volet du saturnisme environnemental, y compris sur la question des enfants qui ingèrent des débris de peinture au plomb dans ces années-là à l’exception du chimiste Jules-Louis Breton à l’origine de la loi d’interdiction du plomb qui avait mené des expériences avec un chat. Il faudra ensuite attendre les années 1980 pour soulever l’intérêt de la population. Mais la prise de conscience s’est opérée lentement. Les autorités avaient d’abord invoqué des pratiques culturelles pour expliquer le saturnisme avant de reconnaître le seul coupable, à savoir le plomb dans les peintures.
Aujourd’hui, les toxicologues davantage que les médecins s’impliquent dans les mobilisations de défense pour l’environnement.
À l’hôpital de la Timone à Marseille, le service de toxicologie est très impliqué dans la question du saturnisme infantile et de l’habitat insalubre. On peut également citer l’hôpital Robert-Debré à Paris. Mais ces équipes sont très minoritaires.
Le lecteur retire comme enseignement qu’une affaire comparable peut aujourd’hui conduire à la même absence de décision. C’est pour le moins désespérant.
Je me suis attachée à décrire les mécanismes complexes qui se sont mis en place autour du plomb sur deux cents ans environ. Tout est en place pour que cela se reproduise, y compris au niveau européen. On y retrouve les mêmes collusions entre certains scientifiques et industriels, l’invocation des mêmes arguments comme la demande d’études déjà réalisées à plusieurs reprises ou le même mésusage des statistiques. Juste après l’incendie de Notre-Dame de Paris, j'ai rédigé une tribune dans Libération pour alerter sur les risques de pollution au plomb (« Autour de Notre-Dame, un silence de plomb », 2 mai 2019). L’objectif n’était pas de crier au loup mais de démonter comment la question avait été complètement occultée par les pouvoirs publics pendant quinze jours après le drame. Or, il aurait fallu réagir très vite. L’intoxication se produit rapidement. Une mesure simple aurait été de conseiller aux riverains par exemple de ne pas faire le ménage. Les prélèvements de la Préfecture de police ont révélé des taux supérieurs de 400 à 700 fois aux doses admissibles en France. Ces poussières sont retombées dans l’environnement immédiat mais également au-delà : on l’a vu, ensuite, avec la fermeture de deux écoles du quartier Saint-Germain-des Prés, en juillet. Comme d'habitude en France, on s’est tu. On n’a rien dit. Et la préfecture de police a réagi, de manière - disons-le - inepte, en ne prodiguant pas les conseils qui s’imposaient. Avant que le scandale n’éclate à la suite de la mobilisation de deux associations environnementales.
Peut-on parler une nouvelle fois de déni ? Ce mot qui revient si souvent sous votre plume.
Sans nul doute, avec la peur de paniquer la population. Notre-Dame, ce n’était certes pas Tchernobyl. Simplement les femmes enceintes, particulièrement sensibles à l’intoxication au plomb, les enfants en bas âge, les pompiers en intervention au moment de l’incendie auraient dû bénéficier de mesures de précaution et de suivi. On peut, on doit agir rapidement. Certes, l’opinion est très sensible à ces questions de pollution. Pour autant, je ne m’explique pas pourquoi cela ne se traduit pas encore par de fortes mobilisations.
Blanc de plomb, histoire d’un poison légal, Judith Rainhorn, Presses de Sciences Po, 370 pages, 26 euros.
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