Décision Santé. Vous avez défendu depuis longtemps le concept de territoire en santé. Ce livre qui en retrace la longue généalogie montre que vous n’en êtes pas l’inventeur...
Emmanuel Vigneron. Vous connaissez la formule de Raymond Devos : On se prend souvent pour quelqu'un, alors qu'au fond, on est plusieurs. Ma position, c’est à la fois l’honnêteté intellectuelle indissociable de la recherche scientifique et le refus, du modernisme artificiel, du jeunisme du buzz. Tout ça c’est du maquillage pour ne pas dire du maquignonnage. Je suis certes un chercheur très engagé dans l’action. Mais cela ne m’interdit pas de m’amuser du caractère qualifié de disruptif de la dernière circulaire en date et de déplorer le français approximatif que l’on y écrit.
D. S. Pour autant, vous revendiquez clairement l’héritage de la Révolution française. Ce n’est pas si fréquent dans les mœurs actuelles.
E. V. Je pourrai répondre par une boutade freudienne. J’ai été élève dans le lycée où Albert Soboul, le grand historien français de la Révolution française et par ailleurs pupille de la Nation a également fait ses classes. Je crois avoir échangé mes premiers baisers à l’ombre de sa statue.... Et mes racines au-delà de la Révolution française plongent également dans la Réforme. Victor Hugo, qui portait le nom de mon lycée, Clémenceau, Voltaire et tous les autres appartenaient à mon environnement. C’était ma famille. J’ai cet attachement à ce passé populaire, ouvrier, paysan. Avec ce livre, j’ai voulu rendre hommage à des hommes concepteurs de pensées qui valent bien les nôtres. Ils les ont à coup sûr exprimées de manière plus élégante que nos décrets souvent abscons d’aujourd’hui. On peut citer les circulaires rédigées par Henri Monod en 1893 par exemple. Il ne s’agit pas de tirer une nostalgie du passé mais bien d’en tirer des enseignements pour le présent.
D. S. Quelles sont les racines du concept de territoires en santé ? De l’Evangile de saint Matthieu ?
E. V. Depuis plus longtemps encore. L’Evangile de saint Matthieu lance un appel à ce que l’on nomme, depuis la fin du XIXe siècle, la solidarité. Mais cela renvoie à un très vieux sentiment d’humanité, à savoir la compassion, la charité. Avant que la médecine ne dispose de traitements efficaces, le corpus hippocratique irrigue les pratiques avec l’importance accordée alors à l’environnement. Plus tard, la mort ne sera pas interprétée seulement comme le dessein de Dieu mais comme le résultat de causes sociales, environnementales. Cette désacralisation participe de l’émergence d’une géographie de la santé. L’une des avancées significatives dans ce domaine sera réalisée à Londres avec l’incrimination des eaux souillées d’une fontaine dans la propagation du choléra. On a pu lutter contre le choléra avant même d’avoir isolé l’agent pathogène. Henri Monod en France après avoir été préfet du Finistère et du Calvados où il a été confronté à de sévères épidémies de choléra s’attaque efficacement à ce fléau, par une action en faveur de la salubrité des eaux, dès sa nomination à l’Assistance et hygiène publique nouvellement créée, embryon du ministère de la Santé.
D. S. Henri Monod est l’une des figures centrales de ce livre.
E. V. Ce n’était pas un socialiste révolutionnaire, mais il était extrêmement attaché au rôle social de l’être humain. Elevé dans le protestantisme, son salut ne compte pas puisqu’il en a été déjà décidé. Ce qu’il peut accomplir de mieux est donc une œuvre désintéressée. Elle est alors plus raisonnée qu’une œuvre pieuse. C’est le principe même de la République. Il a su s’entourer de collaborateurs remarquables comme le Dr Dreyfus-Brisac. Reçu premier à l’internat de Paris, il est simplement écarté parce que juif. Il sera donc médecin inspecteur alors qu’il aurait pu être l’un des grands noms de la science médicale française.
D. S. Quels sont les autres inspirateurs ?
E. V. L’idée est venue de la confrontation avec le réel et de l’état effroyable de la santé dans certaines régions françaises. La guerre de 14-18 en constituant peu à peu un creuset de populations originaires de différentes régions a permis une première prise de conscience. Peu à peu avec le départ en province de professeurs parisiens, la question des inégalités régionales de santé émerge dans le débat sans parler des réalités de la France coloniale.
D. S. Dans ce long continuum, il faut également évoquer une loi édictée par le gouvernement de Vichy...
E. V. Avant la loi de 1970, deux grandes lois hospitalières ont été promulguées : en 1851 et en 1941. La loi de 1851 est décidée par Louis-Napoléon Bonaparte juste avant son coup d’Etat. Mais elle est préparée par les révolutionnaires de 1848. Quant à la loi de 1941, elle s’inscrit dans le décret de 1939, lui-même inspiré des idées du Front populaire de 1936.
D. S. Quel est votre regard sur les GHT d’aujourd’hui ?
E. V. Cela aurait pu être mieux fait. On n’a pas pris assez de temps pour la création des GHT réalisée au forceps. Les ARS avec le peu de temps imparti n’ont pas toujours pu jouer leur rôle. Si les GHT ont réellement été conçus dans l’esprit de la loi, à savoir fluidifier les parcours de soins, comment alors justifier l’absence du secteur hopitalier privé ? Autre écueil qui n’a pas été évité, la médecine libérale de ville en est tenue très éloignée. Ces absences ne s’expliquent pas par de simples arbitrages idéologiques. L’administration a la main sur l’hôpital public mais pas sur les cliniques. Et encore moins sur les médecins libéraux qui sont vent debout contre les GHT. C’est dommage. Comment en effet organiser des parcours de soin en l’absence de ceux qui en constituent le premier maillon ? En écartant les autres partenaires, cette fondation autour du seul secteur public valide l’idée que leur création répond d’abord à la volonté de réaliser des économies. Réduire les dépenses est un objectif louable. Et s’impose à tous. Il n’y a pas besoin de loi pour cela. J’aurais ensuite établi la carte des GHT sur les espaces vécus par les populations et les acteurs. Enfin, on ne fait pas assez confiance aux médecins qui ont réussi des concours difficiles et sont prêt à explorer des chemins nouveaux.
J’ai animé avec le directeur général du CHU de Nancy, Bernard Dupont, une commission qui suggère d’évaluer les GHT selon quatre critères. Le premier est le plus important, c’est le service médical rendu à la population : l’accessibilité aux soins a-t-elle été améliorée ou au contraire enregistre-t-on une sous-consommation, un retard à l’hospitalisation du fait de l’accroissement des distances ? Le second axe évalue la qualité, sur les critères de réhospitalisation par exemple. Le troisième axe mesure la saine gestion des deniers publics, article 14 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1792. A-t-on grâce aux GHT un meilleur usage de la dépense publique ? Leur capacité d’auto-financement est-elle améliorée ? Enfin, dernier critère, les GHT optimisent-ils l’organisation du travail ? Nous devons prochainement discuter au ministère des suites concrètes qui seront données à ce rapport remis le 15 mars dernier à la DGOS.
D. S. Dans votre livre vous estimez à 157 le nombre idéal de GHT. On n’est pas loin du compte....
E. V. Il y en a au final 135. Certes nous ne sommes pas loin du chiffre que j’ai avancé. Mais cet écart représente ce que j’ai appelé de longue date, les nécessaires exceptions géographiques. Si l’on veut au-delà du pléonasme que la France demeure la France, Briançon par exemple doit bénéficier d’un traitement particulier. Sauf à dire que Briançon n’est plus en France. Cela est également vrai pour le plateau de Millevaches. J’en ai recensé une trentaine. Et cet écart entre 135 et 157 représente à peu près ces exceptions géographiques. Ce serait au final un moyen pour la République de se grandir que d’afficher les efforts consentis pour assurer une égalité entre les territoires à Briançon par exemple ou à la Plaine Saint-Denis, comparés aux habitants de la rue d’Ulm. Je crois même que cela serait pour beaucoup une source de bonheur. En 1948, Albert Camus répondait dans un discours célèbre à des réfugiés espagnols : « Je vis comme je peux dans un pays malheureux ». C’est une philosophie qui me convient.
D. S. Vous concluez votre ouvrage en citant le mot de Clemenceau, il faut continuer l’œuvre de la Révolution française...
E. V. Oh oui, ce qu’ont voulu nos aïeux n’est pas achevé. Rien n’est jamais acquis.
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