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Dossier

Grand prix éditorial SPEPS 2021 : notre dossier lauréat

L’âgisme, un mal insidieux en médecine ?

Par Claudine Proust - Publié le 27/11/2020
L’âgisme, un mal insidieux en médecine ?


Photographee.eu /stock.adobe.com

Mercredi 17 novembre, Le Généraliste a été récompensé lors du 22e Grand prix éditorial de la presse et de l’édition des professions de santé, pour son article sur les pièges de l’âgisme en médecine. L’occasion de redécouvrir ce dossier plus que jamais d’actualité.

Population gériatrique très peu représentée dans les essais cliniques, dépistages organisés et mesures de prévention stoppés net à partir d’un certain âge, etc. Même s’il n’est sans doute pas le plus discriminant, le champ sanitaire n’échappe pas à un certain âgisme « ordinaire ». Entre prise en charge a minima et surenchère protectrice, comment soigner au plus juste les plus âgés ? Si l’épidémie de Covid-19 a remis le sujet sur le devant de la scène de façon aiguë – voire conflictuelle –, la question se pose bien au-delà.

Il y a vingt-cinq ans, le secrétariat d’État chargé des personnes âgées inaugurait en France le concept d’âgisme pour dénoncer les a priori dont peuvent être victimes les personnes âgées et leurs conséquences délétères. Depuis, la communauté scientifique a alerté à plusieurs reprises sur l’existence de ce phénomène en médecine. La question a violemment refait surface alors que la pandémie de Covid-19 butait sur deux données. Un SARS-CoV-2 plus meurtrier pour les plus âgés : 93 % des 42 207 décès rapportés en France entre le 1er mars et le 10 novembre concernent des plus de 65 ans. Et un système de soins confronté à la limite des ressources en lits d’hospitalisation/réanimation et à l’éventualité d’un « tri » à opérer entre malades.

« Le contexte épidémique a fait le lit de tensions inter-générationnelles », observait l’Académie de médecine, dans un communiqué publié en avril, pour rappeler que « les personnes âgées ne constituent pas un groupe homogène », et recommander de ne pas se fonder sur le seul âge civil des patients. « Si un rationnement des moyens thérapeutiques s’impose, le choix doit se baser sur des critères physiologiques, cliniques et fonctionnels », insistaient les académiciens, mettant en garde contre « l’âgisme suscité par le Covid ».

Indignée par la suggestion estivale de maintenir Ehpad fermés et retraités enfermés, sous prétexte de vulnérabilité, pour laisser la vie des autres reprendre son cours, la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG) a embrayé en septembre en lançant une campagne contre l’âgisme, reprise depuis par 44 autres organisations de 30 pays, sous le slogan #Old lives matter.

Des demandes ambivalentes

L’actualité aiguë, observe le sociologue Michel Billé, a brutalement révélé « la demande ambivalente que nous adressons à la médecine : prenez soin des vieux, mais donnez-nous un alibi médico-scientifique qui nous permettrait de les écarter au motif de l’âge, de leur consacrer moins d’argent et de soins, pour faire de la place aux plus jeunes ».

L’âgisme, « qui se définit comme toute discrimination au motif de l’âge, même lorsqu’elle se prétend positive », rappelle le sociologue, n’a pas attendu le Covid-19 pour exister. « C’est la discrimination la plus banale, la plus universelle – et la seule à ne pas être punie par la loi. La plupart des gens n’ont pas conscience des stéréotypes qu’ils entretiennent inconsciemment », souligne le Pr Olivier Guérin, gériatre et président de la SFGG. « Nous sommes tous, plus ou moins, individuellement et collectivement, pris dans l’ambiguïté de cette question de savoir si la vie des plus jeunes a plus de valeur que celle des vieux, confirme Michel Billé. Nous avons tous tendance à regarder la vieillesse comme une période de la vie qui nous rapproche de la mort, plutôt que comme celle qui nous en sépare. La vieillesse devient alors détestable et l’âgisme prend toute sa place. »

L’âgisme fait aujourd’hui plus de dégâts que le racisme ou le sexisme 

Un mal insidieux, qui s’est répandu dans la société à partir du moment où l’espérance de vie a augmenté, estime Michel Billé. « Alors que l’on a enfin eu la chance de moins mourir jeune, on a commencé à nous dire qu’il ne faudrait pas vieillir, avec l’émergence de l’idéologie du bien-vieillir. » Le message en creux ? « Tu as le droit de vieillir, à condition de rester jeune. » Une conception culturelle qui imprègne jusqu’aux personnes âgées elles-mêmes, quand elles consultent « souvent plus tard, parfois, comme on l’a vu pendant le Covid, par peur d’embêter le médecin », confie le gériatre.

Une pente dangereuse, alors que la population mondiale des plus de 60 ans atteindra les 2 milliards en 2050. « Les personnes âgées ayant une attitude négative vis-à-vis de leur propre vieillissement vivent en moyenne 7,5 années de moins », cite l’OMS, qui s’en alarme : « l’âgisme fait aujourd’hui plus de dégâts que le racisme ou le sexisme ».

Très peu de sujets âgés dans les essais cliniques

La médecine n’y échappe pas, parfois armée des meilleures justifications. Exemple : la recherche clinique. Mener un essai en population gériatrique, plus souvent polypathologique, étant plus compliqué, elle s’en trouve généralement exclue. L’Institut national du cancer (INCa) relevait en 2014 que seul 1 à 2 % des 75-85 ans étaient inclus dans des essais cliniques en cancérologie, soulignant la nécessité d’y remédier pour améliorer leur prise en charge. Toutes pathologies confondues, alors que les plus âgés consomment environ un tiers des médicaments prescrits dans les pays industrialisés, efficacité, dosages et effets indésirables restent majoritairement évalués sur des adultes jeunes. Dans une lettre publiée fin septembre dans le Jama, des chercheurs se sont encore élevés contre ce phénomène. Analysant 847 études en cours pour un vaccin ou un traitement anti-Covid-19, ils ont observé que plus de la moitié avaient exclu les 65-85 ans, population pourtant la plus touchée par le virus. 23 % ont explicitement posé une limite d’âge (parfois 55 ans), 39 % ont prévu des critères d’exclusion (HTA ou diabète) écartant indirectement les personnes âgées.

Les dépistages organisés s’arrêtant net à un âge couperet, parce que leur utilité n’est statistiquement pas démontrée au-delà, contribuent aussi indirectement à l’âgisme. Pour le cancer du sein par exemple, les sénologues du Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) ont fait campagne en 2019 pour mettre en garde contre ce qu’induit la barrière d’âge fixée à 74 ans, pointant « une grande méconnaissance des cancers du sein chez la femme âgée », y compris du corps médical. Les invitations à se faire dépister s’arrêtant sans autre forme d’information contribuent à ancrer l’idée que surveiller les seins n’a aucune importance à partir de 75 ans, alors que le risque ne disparaît pas du jour au lendemain. Près d’un quart des nouveaux cas diagnostiqués chaque année et 48 % des décès liés au cancer du sein concernent des femmes de plus de 75 ans. Et contrairement à une idée répandue, une tumeur chez une femme âgée n’est pas forcément de meilleur pronostic, la mortalité spécifique par cancer du sein augmentant avec l’âge.

Quid également du signal envoyé aux patients âgés, lorsqu’après avoir scruté leur cholestérol pendant des années, on leur fait comprendre que le jeu n’en vaut plus la chandelle compte tenu de leur âge ? Le message sous-jacent « est insupportable, (le patient) peut se sentir abandonné, et éthiquement cela pose un problème », convient le Dr Charles-Henri Guez, généraliste à Lyon et vice-président du Collège de la médecine générale.

Soigner plutôt que guérir

Le dogme du curatif, qui prévaut encore beaucoup en France, peut aussi entretenir à sa manière un certain attentisme vis-à-vis des plus âgés, faute de pouvoir espérer les guérir. Pourtant, « le soin d’une personne âgée doit être médico-psycho-social, conformément à la définition de l’OMS de ce qu’est la santé, et le fonctionnel est aussi important que le curatif », insiste le Pr Guérin. La cancérologie a fait des progrès de ce point de vue, estime le gériatre, en recommandant une évaluation gériatrique approfondie (EGA), qui explore toutes les fragilités éventuelles autour de 70 ans, pour choisir le traitement le plus adapté non pas à l’âge, mais à l’état physiologique, psychologique et social.

Mais pour « soigner plutôt que guérir », comme y invite également Michel Billé, encore faut-il que les conditions aident patients et médecins à sortir du réflexe « un symptôme, un remède, un résultat ».

Les contraintes économiques imposées au système de soins encouragent une segmentation vers le modèle « un technicien pour chaque symptôme ou problème », regrette le Dr Charles-Henri Guez, ce qui ne peut que pérenniser l’approche curative et favoriser l’âgisme.

« À l’hôpital, on ne pourra pas en sortir tant qu’on ne lèvera pas le verrou de la tarification à l’acte », milite le Pr Guérin. En ville, « alors que la médecine générale a toute sa place dans le suivi des personnes âgées », complète le Dr Guez, les praticiens n’y sont guère incités, quand les discours encouragent « à s’entourer d’assistants médicaux pour faire six patients à l’heure » et invitent les seniors à aller se faire vacciner sans passer par la case médecin pour coûter moins cher. « La seule chose qui change avec l’âge, c’est un rapport au temps différent. La consultation doit s’adapter à leur rythme. Il faut arriver à faire le recueil de toutes les demandes, isoler la principale qui n’est souvent pas la première. Je passe mon temps à expliquer à nos internes, qui peuvent avoir l’impression que recevoir un patient âgé c’est ouvrir la boîte de Pandore, qu’il faut lui accorder du temps. Seulement, ce temps – qui est aussi de l’argent –, on ne nous l’accorde pas », déplore le médecin. Alors que la consultation des moins de 6 ans est ouvertement majorée à 30 euros, « le temps long de consultation des personnes âgées est remboursé sous la forme masquée d’un forfait trimestriel ».

Des pertes de chance immédiates

Autant d’éléments qui peuvent contribuer à mots couverts à un moindre recours aux interventions de prévention, de dépistage et de diagnostic, avec, à la clé, un élargissement du fossé thérapeutique par rapport aux sujets plus jeunes.

Consciente du problème, l’Association française d’urologie (AFU) en avait fait le thème de son rapport annuel 2019. La société savante pointait du doigt l’impact de l’âgisme sur la prise en charge des cancers urologiques chez les seniors où le sous-traitement se double d’un sous-diagnostic. Pour le cancer de la prostate par exemple, le diagnostic est porté de manière plus tardive, avec plus de formes agressives (33 % au-delà de 80 ans contre 5,8 % en deçà de 55 ans) et de formes avancées. Avec, à la clé, une survie spécifique qui peine à décoller chez les plus âgés. Même constat du côté de l’INCa, qui soulignait tout récemment les disparités liées à l’âge en matière d’amélioration de la survie à 5 ans, notamment pour les cancers de mauvais pronostic, indépendamment des autres facteurs de comorbidités.

Au-delà de l’oncologie, toutes les disciplines peuvent être concernées, même si le phénomène est moins bien documenté.

« Même si le champ sanitaire n’est sans doute pas le plus discriminant, la tendance à considérer que les vieux ne sont pas de beaux malades existe et l’âgisme y est d’autant plus terrible qu’il se traduit en perte de chances immédiates », conclut le Pr Guérin.