Comme pour l’hépatite, auquel le « cas Gardasil® » ressemble beaucoup, on va voir médecins et juristes s’affronter sur le terrain de l’imputabilité au vaccin de la grave affection neurologique dont est affectée la jeune plaignante et de la responsabilité conjointe du laboratoire et des autorités de tutelle.
Mais est-ce bien le terrain pertinent pour la santé publique ? Je ne sais ce qu’apprécieront les experts et ce que jugeront les tribunaux, mais à supposer même que le Gardasil® soit reconnu responsable de l’apparition du trouble neurologique chez cette jeune femme, il ne s’en suit pas automatiquement : 1) qu’il était illégitime de la vacciner ; 2) qu’il faille suspendre la recommandation de vaccination contre l’HPV. Du moins, tant que l’état de la science conclut – et c’est le cas – au caractère favorable du « rapport bénéfice/risque ».
On le sait, un tel rapport ne signifie pas l’absence de risque et il n’offre aucune garantie contre la survenue d’effets indésirables. Il veut simplement dire – il faut être très clair là-dessus – que le niveau de risque est jugé socialement « acceptable » compte tenu des bénéfices attendus de la vaccination : il y aura donc des « accidents », éventuellement graves, et, ceux-ci étant en quelque sorte « prévus », leur survenue ne saurait remettre en cause la stratégie vaccinale d’ensemble. Tout en mobilisant, bien entendu, l’ensemble des moyens médicaux, humains et financiers nécessaires au traitement et à l’indemnisation des victimes. Et la France dispose sans doute depuis la Loi Kouchner de 2002 du meilleur système au monde de prise en charge de l’aléa thérapeutique. Le risque ne deviendrait « inacceptable » que si le nombre de ces accidents dépassait un seuil difficile à définir mais qui est en lien avec la fréquence et la gravité de la pathologie contre laquelle on se vaccine.
Tel est la logique de la santé publique. Mais, si légitime soit-elle, force est de constater qu’elle est difficile à comprendre par une opinion publique très sensibilisée en France aux questions de santé publique – notamment depuis l’affaire du sang contaminé – et qu’elle se heurte à des obstacles croissants. La perte de confiance dans la parole des experts, la dévalorisation du savoir scientifique et la fragilisation de l’autorité de l’État n’en sont pas les moindres.
Mais le plus important me semble-t-il est la montée d’idéologies et de comportements qui entendent placer l’individu – et l’individu seul – au centre de la décision publique. Une prise de risque individuelle ne serait ainsi acceptable que pour autant qu’elle aurait comme contrepartie un bénéfice individuel et, si possible, immédiat. L’individu est l’instance ultime à laquelle doivent se référer et se mesurer les risques et les bénéfices.
Or la vaccination a ceci de particulier – et presqu’unique – que si ses effets secondaires sont parfaitement repérables au plan individuel, son bénéfice n’est mesurable qu’au plan collectif : il n’existe pas de bénéfice individuel démontrable de la vaccination. Aucun individu vacciné ne peut imputer à la vaccination le fait de ne pas être malade. Rien ne distingue un individu vacciné non malade d’un individu non malade et non vacciné. Surtout si la maladie en question se situe dans le long terme, quelques dizaines d’années après l’acte vaccinal. Le bénéfice d’un vaccin ne s’apprécie que sur une base statistique et collective.
D’où la question : dès lors que le calcul est fondé sur l’individu, est-il irrationnel pour celui-ci de refuser de prendre un risque personnel, même faible, puisque, par nature, le bénéfice personnel qu’il en tirera sera invisible, indémontrable, inidentifiable ? Quitte à ce qu’il résulte de la multiplication de ce type de comportement individuel une dégradation de la situation collective, comme ce fut le cas il y a quelques années avec la rougeole.
L’État qui résolvait autrefois ce type de contradiction par la contrainte, ne le fait plus. Les marges de tolérance à l’autorité publique diminuent et il a perdu sa légitimité à imposer le calendrier vaccinal comme il le faisait il y a encore quelques années. Tout au plus aujourd’hui formule-t-il des « recommandations », plus que simples conseils, moins que de fermes obligations.
Faut-il donc s’attendre à une baisse de la couverture vaccinale à chaque « affaire » qui secouera l’opinion publique ? Peut-être pas dans le cas de la vaccination du nouveau-né (diphtérie, tétanos, poliomyélite, etc.) car, à tort ou à raison, les parents y perçoivent un bénéfice individuel pour leur enfant. Mais oui sans doute pour tout le reste, les vaccins de l’adolescent et de l’adulte comme l’hépatite, l’HPV, la grippe sans oublier les rappels des vaccinations antérieures, où le modèle de calcul individuel jour à plein. Ce qui ne manque pas d’être préoccupant à l’heure où l’on découvre l’étiologie infectieuse de nombreuses maladies graves, notamment de certains cancers.
Cette désaffection plus ou moins sélective pour la vaccination est-elle inéluctable ? Oui si on pense qu’il faudrait, pour l’éviter, inverser la tendance à l’individualisation de la société ou restaurer d’impossibles obligations. Non, si l’individualisation de la société s’accompagnait de son complément nécessaire, la responsabilisation. Le problème n’est pas l’individualisme en soi ; le problème c’est un individualisme irresponsable. Et le paradoxe de la situation c’est que face à cette société où s’affirme l’individu, le discours dominant en matière de santé publique reste un discours très moralisateur, très culpabilisant, très tutélaire et finalement assez déresponsabilisant. Certes on en est plus à l’obligation, mais bien souvent on en reste à l’injonction autoritaire et unilatérale. Tenir un discours de vérité, ne rien cacher des bénéfices et des risques de la médecine, associer plus étroitement les citoyens à l’élaboration des décisions, partager plus largement les informations, dépolitiser les questions de santé publique en revalorisant le rôle des experts, s’efforcer – et cela devrait être le rôle des médias – de distinguer la parole savante du point de vue politique, et accorder aux citoyens la confiance qui les rendra dignes d’elle : telles sont quelques unes des pistes que d’autres pays ont suivi avec succès. Pourquoi pas nous ?
Claude Le Pen est économiste de la Santé, professeur à l’université Paris Dauphine
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