« L'Homme n'accepte le changement que quand il y a nécessité. Il ne voit la nécessité qu'en temps de crise », expliquait Jean Monnet, cité par Ghislaine Alajouanine, qui a pleuré le 17 mars lorsqu'elle a entendu les propos du directeur général de la santé Jérôme Salomon à la télévision chanter les louanges de la téléconsultation. Selon cette pionnière de la télémédecine déjà au travail dans les années 80 et qui a eu ses entrées dans tous les ministères de la Santé successifs, la téléconsultation a été la première mesure barrière pour éviter la contamination. Ce pas de géant pour le numérique en santé a été réalisé en l'espace de quelques semaines durant la crise épidémique. Tandis que les médecins libéraux subissaient une forte chute de la fréquentation de leurs cabinets, les hôpitaux étaient sommés par les autorités sanitaires de déprogrammer en masse leurs activités de soins programmées. Pendant ce temps, certains services de réanimation arrivaient progressivement à saturation avec l'afflux des patients Covid. Afin d'assurer le suivi de ces derniers et de maintenir les soins des patients non-Covid, les acteurs hospitaliers comme libéraux se sont alors organisés à toute vitesse pour suivre leurs patients à distance, souvent dans le chaos mais avec beaucoup d'entrain.
Facteur 100
D'où une explosion des téléconsultations. Sur le plan hospitalier, l'assurance maladie n'a pas pu transmettre de chiffres précis, n'ayant pas accès au PMSI, même si toutes les spécialités médicales ont enregistré un bond spectaculaire dans leurs prises en charge à distance (confère tableau). Toutefois, les chiffres transmis au niveau global sont impressionnants : début mars 2020, seules 10 000 téléconsultations par semaine étaient dénombrées. Un mois plus tard, l'assurance maladie en comptait cent fois plus. La première semaine de mai, alors que le confinement allait être levé, un million de consultations à distance étaient encore recensées. Après le déconfinement (11 mai), leur nombre a baissé d'un tiers (650 000 environ), suite à la reprise des consultations présentielles.
Des médecins contraints et forcés
La situation de crise vécue par les acteurs était à la fois cataclysmique et enthousiasmante. Selon la Pr Nathalie Salles, gériatre au Chu de Bordeaux, présidente de la Société française de santé digitale et pionnière en télémédecine, le passage aussi bien pour les praticiens que pour les patients a été brutal, « les médecins qui n'étaient pas habitués à la téléconsultation ayant dû y passer contraints et forcés ». Mais une prise de conscience s'est opérée : « Avant la Covid, les praticiens vivaient la téléconsultation comme de la médecine dégradée. Après, ils se sont rendu compte qu'elle pouvait sauver des vies. » Elle recense 15 000 actes de téléconsultations pendant la crise au Chu de Bordeaux, mais reste sceptique sur les modalités de codage : « Nous ne savons pas à quoi correspondent ces chiffres qui contiennent aussi bien de la régulation téléphonique que du conseil téléphonique ou de l'envoi d'ordonnances par messagerie sécurisée. »
Et surtout il a fallu un mois et demi pendant la crise pour trouver l'outil de téléconsultation le plus adapté. En conséquence, seules les spécialités déjà habituées à ces pratiques à distance comme la gériatrie, la neurologie, la diabétologie et la cardiologie s'en sont emparées. Mais les patients isolés dépendant des spécialités de cardiologie et d'hématologie ont vu leur état s'aggraver. Pourquoi les médecins de ces spécialités ont-ils été réfractaires ? Les deux pionnières de la télémédecine qui travaillent beaucoup avec les Ehpad mettent en cause l'information de la population et la formation des professionnels de santé qui n'ont pas été du tout prodiguées depuis le passage de la télémédecine dans le droit commun (Cf. pages 20 à 23 DS 313 hiver 2018).
Tout faire pour garder le patient
Ces difficultés ont été rencontrées dans d'autres établissements. Carole Gleyzes, directrice adjointe au CHU de Béziers en témoigne : « Les téléconsultations pendant la crise ont été faites soit par téléphone, soit en visio via notre système sécurisé. Les autorités sanitaires ont autorisé l'utilisation de what's app au début de la crise, mais nous nous y sommes opposés car nous considérions que ce système ne permettait pas de garantir la protection des données personnelles. » Avant la crise, cet établissement réalisait un millier de téléconsultations par an, dont la moitié au bénéfice des détenus du centre pénitentiaire de Béziers. Du 16 mars au 7 mai, c'est l'explosion de la demande en consultations à distance (4 735). Cet établissement avait déjà déployé un dispositif de télémédecine depuis 2015 avec les Ehpad et le centre pénitentiaire. « Avec la crise, nous avons déployé ce dispositif pour les patients à domicile, la crise nous a permis d’accélérer ce développement. Et nous avons également réussi à convaincre les médecins spécialistes de proposer cette nouvelle offre de soins avec un équipement qui a été installé en moins d’une semaine sur les postes des médecins. » L'engouement des médecins a été immédiat, même des spécialités a priori les plus réfractaires comme la psychiatrie et la pédopsychiatrie. L'ensemble des spécialités y ont adhéré. Concernant les patients Covid, une cellule dédiée à leur suivi adressée aux médecins généralistes et composée de trois infectiologues a fonctionné pendant la crise 24H/24. Ces spécialistes étaient à même d'interpréter les examens de biologie et d'orienter les patients en cas de doute vers les urgences ou les services de soins de l'hôpital.
Difficultés techniques et organisationnelles
Comme le CH de Béziers, le CHU de Limoges s'est aussi servi de ses acquis en matière de numérique pour déployer les outils nécessaires pendant la crise, comme l'explique Alexandre André, directeur du système d'information : « Nous avons intégré directement les solutions de visio à la solution de téléphonie qui avait été refaite avant la crise via une plateforme Cisco Webex (intégration commune de la téléphonie du CHU sur IP et de la solution de visio). » Car là encore il fallait aller très vite. En témoignent les chiffres de visios par mois : 46 visios en mars, 1 224 en avril, 3010 en mai. Pour ce faire, a été opéré un déploiement massif des applis sur les ordinateurs et tablettes des médecins. Rien n'a été simple, puisqu'il a fallu tester afin de détecter les potentiels problèmes techniques et respecter au maximum les créneaux horaires.
Et Alexandre André d'abonder : « Il y a eu de nombreuses difficultés techniques (débit de la voix, qualité de l'image, manipulation de la visio) pendant la crise, ce qui nous a contraints parfois à utiliser les téléphones en remplacement des visios lorsqu'elles étaient inutilisables. » En cette période de tension extrême, il fallait agir à tous les niveaux, technique mais surtout organisationnel. Le CHU de Limoges a ainsi mis en place une cellule de régulation en télémédecine, avec pour objectif de placer un point d'entrée unique pour tous les accès de télémédecine, « pour avoir une réponse claire vis-à-vis de l'extérieur, quelle que soit l'organisation interne de chaque service », ajoute Alexandre André. Le CHU de Limoges avait aussi travaillé l’organisationnel du circuit d’admission/facturation avant la crise sanitaire, cela a favorisé l’agilité du déploiement massif de ces usages numériques.
Territoires
Le déploiement des plateformes de téléconsultations ne s'est pas toujours fait à l'échelle du seul établissement mais sur un territoire donné. Exemple avec la plateforme Teleo développée par Nehs Digital* (qui a fusionné toutes ses marques digitales comme Acetiam, NGI, Medibase ou KelDoc en novembre 2019, regroupée désormais sous une seule entité Nehs Digital) pour le groupement e-santé Occitanie. 60 établissements de la région utilisent cet outil, dont 3 CHU, Toulouse, Montpellier et Nîmes. Le premier se taille la part du lion de l'activité (64%) en télémédecine. 15 000 téléconsultations ont été réalisées pendant la crise, avec un pic de 400 actes à distance par jour. Trois spécialités se sont emparées de l'outil massivement, la pédiatrie (3 000 actes), la psychiatrie (1 500 actes) et l'anesthésie (1 500 actes).
Le pack proposé par le marché signé avec Nehs Digital en janvier 2020 apportait plusieurs modules dédiés aux urgences, à l'échange d'imagerie, à la téléexpertise avec les Ehpad. Ce n'est qu'avec la crise que le prestataire a fourni une brique supplémentaire de téléconsultation directe avec les patients à partir du 23 mars, un dispositif déjà déployé sur le marché Ortif de la région Ile-de-France sur une quinzaine de centres hospitaliers. Sur le terrain, « il n'y a pas eu de tendance à focaliser sur une ou deux spécialités particulières. Cela a été déployé en fonction du choix de chaque établissement », témoigne Hélène Gettmann, cheffe du projet de télémédecine pour le groupement e-santé Occitanie. Et d'ajouter : « La pédiatrie a été plus impactée que les autres, car le besoin de suivi des enfants est primordial et nécessaire. Par contre, dans les Ehpad, la part de suivi à distance n'a pas du tout augmenté, comme nous l'avions espéré. » Au niveau national, la montée en puissance de l'outil à distance ne s'est pas produit non plus dans les Ehpad. Hélène Gettman l'explique notamment par le nombre de tâches à effectuer dans l'urgence pour ces établissements médico-sociaux, sans compter l'obligation de respecter toutes les consignes sanitaires, d'ailleurs en perpétuel changement pendant la crise. Toutefois, confirme Jean-Louis Baudet, directeur de la BU Télémédecine chez Nehs Digital, « la téléconsultation a été déployée dans plus de 1 000 structures médico-sociales (300 avant la crise) et plus de 150 établissements hospitaliers. Dans les Ehpad, la téléconsultation permet une mise en relation directe avec les Samu. »
Le "fourre-tout" des plateformes
Les alliés souvent indispensables des établissements et des médecins libéraux, les plateformes digitales, sont également rentrées dans la danse de la crise à marche forcée et en mettant souvent gratuitement à disposition leurs outils. Une liste de près d'une centaine d'entre elles a été publiée sur le site du ministère de la Santé dans les premiers jours de la crise dans la plus grande confusion et précipitation. 93 selon la rédaction, 147 selon Lydie Canipel (Société française de santé digitale et pionnière en télémédecine), qui aide les praticiens à déterminer les outils numériques les plus adéquats à leur pratique : « Cela a été réalisé en urgence et par de l'autodéclaration. Le ministère sait que ces éléments ne sont pas fiables à 100%, mais il n'a pas pour autant certifié ces outils ou filtré les informations communiquées par les plateformes. Le métier de ces dernières n'est pas de vendre du soin, mais un outil. C'est le chant des sirènes des industriels qui ont bien cerné les potentialités du marché. »
Dans ce fourre-tout, les 50 plateformes les plus importantes ont cherché à se démarquer en créant un organisme fédérateur et porteur d'une bonne image, le LET (Les Entreprises de télémédecine). Son président, François Lescure, par ailleurs fondateur de Medecindirect rachetée en 2019 par Teladoc, une société internationale de téléconsultation implantée dans 130 pays, en témoigne : « En tant que fédération, nous défendons le principe selon lequel les médecins que nous employons (qui sont aussi inscrits à l'ordre des médecins) ont le droit d'être traités de la même manière que ceux exerçant en présentiel. » Selon lui, l'intérêt de cette crise pour les médecins est qu'ils ont eu la possibilité de s'approprier l'outil de télémédecine, sans lequel ils n'auraient pas eu du tout de chiffre d'affaires : « Pendant l'épidémie, l'utilisation des plateformes a été multipliée par 5 à 10, 6 pour nous MedecinDirect. » Le pic d'activités a été simplement compensé par l'embauche de médecins supplémentaires qui se sont portés volontaires parce que leur patientèle avait déserté leurs cabinets. Selon ses estimations, 15% des patients ayant consulté sur sa plateforme ne se sont pas rendus aux urgences, soit un gain conséquent pour l'assurance maladie.
Aide au diagnostic des patients Covid
D'autres plateformes sont allées au-delà de la téléconsultation (cf. encadré Jouve), comme Instrasense ou même Globule. Leur credo est de tout faire pour améliorer le parcours de soins. La solution Nyrian de la société Intrasense propose de l'aide au télédiagnostic en radiologie. Cette plateforme se dit la première au monde à avoir développé une appli pour détecter les zones infectées par la Covid sur les radios. En plus des 1 000 clients dont disposait déjà Intrasense avant la crise, 650 nouveaux services hospitaliers et radiologues libéraux ont déjà demandé sa licence pour une exploitation durant la crise. « Depuis la création de la Sécu en 1945, on n'a pas changé de modèle du remboursement à l'acte », selon Nicolas Reymond, son DG. Comme si selon lui chaque grande crise était l'occasion d'un changement de paradigme.
Dans la même optique, selon Antoine Comiti (société Ki-Lab) qui fournit Globule, une plateforme de communication entre professionnels de santé, « ce n'était pas seulement la téléconsultation le sujet fort de cette crise pour les hospitaliers, mais aussi la coordination sur le devenir des patients Covid qui sortaient de l'hôpital et avaient besoin d'un suivi à domicile. » Globule fait le lien entre les cellules de sortie hospitalière et les médecins libéraux. 200 services hospitaliers se sont ainsi équipés.
Pour le CHU de Limoges, le suivi des patients Covid positifs à domicile a été assuré avec succès avec l'application Exolis par la plateforme MyCHU Limoges déployée en une semaine. Cette plateforme établit un lien direct entre le patient et les soignants permettant l’adaptation aux différents suivis (médecine générale, obstétrique, gériatrie, radiothérapie…).
Des pratiques numériques qui vont perdurer
Les nouvelles pratiques du numérique en santé vont-elles perdurer ? Alors que le volume de téléconsultations a baissé d'un tiers avec le retour des consultations en présentiel, « le nombre de téléconsultations a diminué, mais restera sur des niveaux bien plus élevés qu'avant la crise », commente François Demesmay (Ramsay Santé). Selon lui, « la télémédecine continuera de se développer, mais elle ne rendra service que si elle se tient au service du parcours patient ». Ce que confirme Lydie Canipel qui met en avant la nécessité de calquer cette nouvelle organisation sur le parcours alterné, « avec une redéfinition des rôles de chacun dans ce parcours (médecin, infirmière, etc.). Mais pour cela il faut travailler sur la résistance au changement ».
Une fréquentation moindre des sites hospitaliers
Au sein des représentants des hôpitaux, l'heure est à la réorganisation. L'impact de la crise se fait en effet encore sentir et on observe chez les praticiens comme les patients une tentation de se rendre moins souvent à l'hôpital. Le CHU de Limoges souhaite instaurer la préadmission en ligne afin d'éviter que les patients passent en salle d'attente. « Tout ce qu'on a fait dans l'urgence de façon un peu artisanale, explique Alexandre André, on va faire en sorte de l'améliorer pour en faire une solution ergonomique et facile d'accès.» Et Frédéric Serein, DG de Nehs Digital de compléter :« La maturité, on la verra une fois que l'on aura transformé l'essai post-crise. Car nous avons travaillé sur des systèmes qui ont servi en période de crise, mais il reste désormais à confirmer leur usage. »
Pour Carole Gleyzes (CH de Béziers), « c'est une vraie révolution. Avec l'importance prise par la téléconsultation, cela va nous imposer de revoir notre mode d’organisation et de prise de rendez-vous. Il faut désormais que chaque spécialité gère aussi ses consultations à distance, pas seulement les présentielles ».
La question de la modernisation de l'hôpital se pose. Selon André Maisonneuve, « les directeurs d'établissements se sont interrogés pour savoir s'ils devaient conserver la même surface de locaux pour tous les médecins ». Plusieurs interlocuteurs expliquent aussi que cette expérience épidémique aura des incidences sur la gestion des autres épidémies comme la grippe, les gastro, les bronchiolites.
Pour Ghislaine Alajouanine, la crise s'est opérée également dans les consciences : « Il faut aller chercher une prise de confiance et retrouver l'aura des French docteurs. Les chercheurs doivent retourner sur le terrain et arrêter le centralo-hospitalisme. » Selon cette pionnière toujours optimiste, le nombre de projets de télémédecine devrait continuer de fleurir. Avec les 20 milliards d'euros d'économies possiblement engendrées par le non-recours aux urgences ou aux transports sanitaires, il y a encore de la marge.
* Nehs Digital appartient au groupe Nehs qui est actionnaire de Décision & Stratégie Santé.
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