Entre patients allophones et médecins francophones, franchir la barrière de la langue

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Publié le 12/07/2024
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En cette année olympique, la France devrait attirer un nombre record de visiteurs étrangers. Certains pourraient être confrontés à des problèmes médicaux et se tourner vers les praticiens en ville. Ce qui pourrait poser la question de la barrière linguistique, peut-être pas si infranchissable.

Crédit photo : GARO/PHANIE

Environ 98 millions de touristes étrangers ont visité la France en 2023. Et ce record, annoncé par Atout France, devrait être battu en cette année olympique. Ainsi, les médecins apparaissent plus que jamais susceptibles de recevoir en consultation des voyageurs non francophones, y compris en ville.

Sur le plan médical, pas de difficulté particulière. Les voyageurs, le plus souvent issus de catégories socioprofessionnelles élevées, en bonne santé, présentent surtout des affections aiguës, bénignes : « intoxications alimentaires, infections respiratoires virales, dermatoses, etc. », énumère le Pr Christophe Rapp, infectiologue à l’hôpital américain de Paris et président de la Société de Médecine des Voyages.

Une spécificité concerne l’estimation de la capacité de ces patients à supporter un retour en avion, l’Organisation mondiale de la santé définissant une quinzaine de contre-indications aux voyages aériens – relayées par le Haut Conseil de la santé publique dans ses recommandations aux voyageurs. Mais si les « infections des sinus, de l’oreille ou du nez, particulièrement si la trompe d’Eustache est bouchée » peuvent être traitées en ville, la plupart des contre-indications relèvent d’une prise en charge hospitalière.

Pour autant, recevoir ces patients en ville n’est pas toujours facile. En cause, une barrière linguistique qui peut se doubler de différences interculturelles concernant l’expression de la maladie – « des patients venant d’Afrique subsaharienne évoquent parfois un « corps chaud » pour décrire non une fièvre mais des sueurs nocturnes », illustre la Dr Julie Chastang, généraliste à Fontenay-sous-Bois et vice-présidente du Collège de la médecine générale – ou certaines règles de politesse. « Les Anglo-Saxons ont l’habitude que les médecins s’asseyent d’abord près d’eux, et non immédiatement derrière leur bureau », indique Pascaline Faure, linguiste spécialisée dans les langues médicales, maître de conférences et enseignante d’anglais médical à la Sorbonne Université.

Des interprètes professionnels

D’où, insiste le Dr Pierre-Alexis Balaz, urgentiste en région PACA, un risque de « diagnostic inexact, surplus d’examens complémentaires et moindre adhésion aux traitements ». Et, in fine, une « perte de chance » particulièrement marquée en cas d’exposition chronique à des malentendus, comme chez les migrants : il y a urgence à mieux se comprendre.

Pour ce faire, l’idéal est de recourir à des interprètes en santé – professionnels locuteurs de la langue des patients et familiers de leur culture. Néanmoins, en ville, l’appel aux interprètes reste limité malgré des partenariats entre associations d’interprètes et certaines URPS. Laura Morel, attachée de direction générale et chargée du plaidoyer de l’association ISM Interprétariat, déplore « un manque d’informations des soignants et des freins financiers, alors que le recours à l’interprétariat professionnel en santé garantit une compréhension mutuelle, le respect des principes de l’éthique médicale et des droits des patients ».

Parler anglais, mais pas seulement…

Dans ce contexte, les médecins interrogés rapportent « bricoler » avec d’autres ressources disponibles. À commencer par leurs propres compétences linguistiques, notamment en anglais. « Si on lit régulièrement des articles médicaux, on peut se débrouiller pour les pathologies tout-venant », assure le Dr Sébastien Adnot, généraliste à Carpentras, dans le Vaucluse, et secrétaire général de l’URPS PACA. Et pas besoin de trop s’inquiéter de son accent : « les locuteurs natifs de l’anglais ont eux-mêmes des accents très différents », relève Pascaline Faure.

Un anglo-saxon qui a eu ses bowels opened est simplement allé à la selle

Pascaline Faure, linguiste spécialisée dans les langues médicales (Sorbonne Université)

Mais des bases ne suffisent pas toujours – « pour la sémiologie fine, on est limité », admet le Dr Adnot –, d’autant que leur solidité peut laisser à désirer. « Les patients (anglophones) sont surpris d’avoir tant de mal à communiquer avec les médecins français », déplore le Dr Rapp. La Dr Chastang pointe un défaut de formation. « Un anglais véritablement adapté à la consultation n’est enseigné que dans certaines facultés, dans des ateliers non obligatoires. » Or, côté patient, l’expression de la maladie passe par un langage métaphorique basé sur des images souvent universelles – mouvement de chute (tomber malade, fall ill), animaux (un mal de chien, sick as a dog), etc. –, mais parfois pas. Pas si facile, par exemple, de deviner « qu’un anglo-saxon qui a eu ses bowels opened est simplement allé à la selle », comme le traduit Pascaline Faure. Pour combler ces lacunes, des fiches et manuels d’anglais pour médecins semblent utiles – leur emploi en consultation pouvant toutefois nuire à la fluidité des échanges.

Et tous les voyageurs ne sont sans doute pas si à l’aise avec la langue de Shakespeare : l’indice de maîtrise d’anglais demeure bas dans certains pays pourvoyeurs de touristes francophiles, comme la Chine ou le Japon – et dans nombre de zones de départ de migrants.

Jusqu’à 25 à 50 % de l’information est souvent perdue

Dr Pierre-Alexis Balaz, urgentiste en région PACA

Aussi, certains médecins font appel à des proches des patients capables de traduire la consultation. À noter cependant un possible manque de discrétion, de fiabilité (« jusqu’à 25 à 50 % de l’information est souvent perdue », estime le Dr Balaz) ou, en cas de sollicitation de collègues polyglottes présents au cabinet, de confiance (des patients ayant connu des régimes autoritaires pourraient croire à une surveillance, laisse entendre le Dr Charles Vanbelle, généraliste addictologue à Aix-les-Bains).

Le numérique à la rescousse

En outre, divers outils numériques existent. Citons les traducteurs généralistes tels que Google Translate« utile pour les langues courantes », juge le Dr Sébastien Adnot, mais encore sous-optimal vis-à-vis d’expressions idiomatiques, d’après Pascaline Faure.

Des applications plus spécifiquement médicales sont aussi disponibles gratuitement. Comme Mediglotte, créée par le Dr Balaz, qui permet d’afficher dans la langue du patient et celle du médecin les questions et réponses les plus courantes aux urgences. Ou Traducmed, fondée par le Dr Vanbelle, qui propose de traduire un spectre de phrases et langues plus vaste via la voix d’un traducteur pré-enregistrée. « D’autres applications proposent une lecture par une voix de synthèse, mais j’ai pu observer comme le visage des patients s’éclaire à l’écoute de leur langue prononcée par une voix réelle », avance le généraliste. Et des applications de « communication non-verbale », comme MediPicto, développée par l’AP-HP et également disponible hors connexion, proposent de passer par des pictogrammes associés à des sous-titres. « Des professionnels de la Croix-Rouge rapportent l’intérêt de l’approche pour demander aux patients de préciser localisation, type et intensité de leurs symptômes, et pour expliciter des posologies de traitements », se félicite Catherine Agius, cheffe de mission handicap à l’AP-HP. Toutefois, certains pictogrammes peuvent manquer d’universalisme. Et globalement, avec ces applications, difficile d’avoir des échanges complexes et fluides.

Finalement, pour franchir la barrière linguistique en ville, le recours à des interprètes reste le gold standard. Et d’autres approches, imparfaites mais complémentaires, existent. Encore faut-il, dans un système sous pression, pouvoir y recourir. Et des stéréotypes persistent, avec des conséquences sur les prises en charge : une récente étude de Coisy et al. suggère une tendance des urgentistes à sous-estimer les douleurs thoraciques chez certains patients, en fonction de leur « apparence ethnique ».

Barrière administrative réduite

Alors qu’avec certains patients migrants, le versant administratif de la consultation peut s’avérer complexe, avec les voyageurs, rien de si problématique en général. Déjà couverts dans leur pays, il leur incombe de contacter leur assureur. Pour faciliter leurs démarches, Francine Abgrall, directrice de la ligne métier voyage d’Europ Assistance France, recommande seulement de leur remettre une attestation de consultation et une facture en anglais – ou du moins de remplir « un template (type « medical consultation form ») transmis par l’assurance ».

À noter que les honoraires ne sont pas libres pour tous les voyageurs. Le tarif conventionnel doit être appliqué aux patients titulaires d’une carte européenne d’assurance maladie, ou « couverts par un régime de sécurité sociale d’un autre État membre de l’Union européenne, (de) l’Espace économique européen (UE – EEE) ou en Suisse », détaille Maître Maud Geneste, avocate experte dans le conseil des professionnels de santé au cabinet Auché. Sont aussi concernés les ressortissants de pays ayant passé des conventions bilatérales avec la France – comme le Japon ou l’Algérie, selon le Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (Cleiss).


Source : Le Quotidien du Médecin