Le dix-huitième étage était normalement consacré à la formation des couples, et tous s'y activaient avec une grande détermination, une remarquable assiduité et un sens certain du détail, d’autant plus zélé que ce moment était, pour certains, attendu depuis plusieurs années. L’étage était divisé en zones simulant la vie extérieure, avec des espaces publics et privés où chacun pouvait se retrouver selon ses goûts, seul, seule ou à plusieurs. Les personnels veillaient bien sûr au grain et les rares violences étaient bien vite traitées. Le premier sous-sol était réservé à ces traitements. Il paraît que jadis on appelait cela une prison, mais la Compagnie préférait l’appeler le vide-ordures.
Le dix-huitième était un étage particulier. On n’y restait qu'une année au maximum, puis on passait devant la commission finale. La plupart des étudiants étaient alors établis en couple, et comme leurs profils correspondaient évidemment aux prévisions, ils étaient envoyés directement au vingtième étage pour une lune de miel d'une semaine, avant de redescendre au rez-de-chaussée pour gagner le logement qui leur était affecté à l’extérieur par la Compagnie. Ils commençaient alors leur vie active. Ceux qui n'avaient pas formé de couple étaient renvoyés au onzième étage pour s'occuper des enfants et trouver éventuellement un ou une partenaire.
Le vingtième étage était le dernier et toutes les suites nuptiales avaient des balcons sur l’extérieur, avec une vue à couper le souffle. Aucun autre bâtiment n’était plus haut dans toute la ville que celui de la Compagnie. Pourtant, peu de couples profitaient de cette vue pendant leur lune de miel, sauf le soir, lorsque le coucher de soleil était visible de partout.
Mais Kiloï n’était pas destiné à aller au vingtième étage. Lorsqu’il arriva devant la commission finale, il n'avait pas formé de couple, bien qu’il eût passé une année très instructive sur ce plan. Il s’était intéressé au corps humain, au singulier.
Après avoir tout vérifié et contrevérifié, la Compagnie prit une décision exceptionnelle. Kiloï fut envoyé au neuvième étage. Sa fiche contenait maintenant un mot barré, celui d’ingénieur, et un autre souligné, celui de médecin. Une profession rare.
Une fois installé, Kiloï aménagea dans son espace un laboratoire qu'il équipa progressivement de tout ce qu'il souhaitait. Il fut le premier à exiger des personnes plutôt que des robots pour l’accompagner, principalement d’autres médecins, ainsi qu’une liaison régulière avec les bâtiments de la Compagnie dans d’autres villes. C’était contre toutes les habitudes de la Compagnie, mais Kiloï avait une force de persuasion que rien ne semblait arrêter. Il était aussi très créatif. Ses conditions de travail permirent à ce qu’il appelait son « labo » de faire progresser la Compagnie de manière rapide dans plusieurs domaines, comme la gynécologie et la pédiatrie. Alors que tous étaient satisfaits du niveau de santé atteint depuis des lustres, Kiloï reconnut des maladies nouvelles et inventa des traitements adaptés, là où les robots se contentaient de gérer efficacement les patients. Il était difficile de regarder Kiloï dans les yeux sans recevoir un cocktail de sensations, différent pour chacun, mais qui vous touchait au cœur.
Kiloï resta vingt ans au neuvième étage. Sous sa conduite, la maternité fut améliorée de manière tellement évidente que des couples venaient maintenant de toutes les villes pour accoucher ici. Il créa une école de médecins qui envahit la moitié de l’étage. La profession de médecin, naguère considérée comme une sous-catégorie d’ingénieurs spécialisés, devint l’un des piliers de la Compagnie. Même les robots-médecins s’améliorèrent.
Prochain épisode dans notre édition du 27 juin
Georges Malamoud, né en 1954, est un normalien scientifique, et aussi un menuisier et un blogueur. C’est en blogguant chaque jour qu’il a pris goût à l’écriture. Georges est également un amoureux et un acteur de la francophonie internationale dans toute sa diversité.
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