La question d’une fragmentation du corps médical est posée depuis la publication -ces derniers mois- d’annuaires communautaires et/ou racialistes. Certains dénoncent la folie identitaire qui menacerait à son tour le monde de la santé, d’autres y voient une réponse aux phénomènes de discrimination. L’enquête du «Quotidien» révèle que si les listes en cause ne sont plus directement consultables, la polémique n'est pas prête de retomber : races, genres, préférences sexuelles battraient-ils en brèche l’humanisme médical ?
Toute cette histoire n’a pas commencé l’été dernier avec Globule Noir sur le réseau Twitter, mais c’est ce compte qui a vraiment mis le feu en proposant un annuaire de soignants de couleur : « Folie identitaire » pour la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), « sirènes du communautarisme et de la division » pour le CNOM (conseil national de l’Ordre des médecins), « scandale qui encourage des minorités fanatiques à s’organiser » pour le RN (Rassemblement national). « La violence des injures et des menaces, le harcèlement que j’ai alors subis ont été tels que j’ai dû fermer mon compte, j’ai eu peur », témoigne Myriam Aïssatou, une étudiante à l’origine de l’annuaire de Globule Noir. La jeune femme avait commencé par rechercher pour elle-même une gynécologue femme et noire, explique-t-elle. « Constatant qu’il y avait peu de praticiennes de couleur, j’ai dressé une petite liste. Une liste qui s’est rapidement allongée et que j’ai décidé de partager en ligne. Ma démarche répondait à une attente réelle de la part de femmes qui subissent des violences psychologiques et même physiques de la part de certains médecins : en cinq semaines ma liste devenue un annuaire a été retwittée plus de 6 000 fois. » C’est l’annonce d’une patiente à la recherche d’une infirmière à domicile racisée qui a déclenché la réaction des ordres des médecins et des infirmiers, des internautes jugeant cette démarche « inacceptable pour la santé, pilier de notre pacte social ».
« Mais ce qui est inacceptable, ce sont les mots et les gestes de certains soignants à l’égard de patientes noires », répond Myriam Aïssatou qui, sur son profil Facebook et son compte Instagram, communique désormais par mail les coordonnées de praticiens noirs de six spécialités, repérés par ses soins sur Doctolib, sans solliciter leur accord. Le CRAN (Conseil représentatif des associations noires) la soutient : « Le déni et l’impunité des propos et des actes racistes dans le milieu médical est hallucinant, estime Thiaba Bruni, vice-présidente et porte-parole. L’Ordre s’est d’ailleurs fait épingler par la Cour des comptes pour son suivi lacunaire des plaintes qui lui sont adressées à ce sujet, le plus souvent classées sans suite. »
Une évolution qui dépasse la médecine.
« Les comportements discriminants existent bien et ils ne sont pas sanctionnés, s’indigne aussi le Dr Leila Boudari pour le SNJMG (syndicat national des jeunes médecins généralistes). Il ne faut donc pas s’étonner que les défaillances ordinales suscitent l’auto-organisation de patients qui éditent des listes et des annuaires de médecins dont ils savent qu’ils ne les maltraiteront pas. Je préférerais évidemment que ces répertoires racisés ne circulent pas sous le manteau, mais comment ne pas comprendre qu’ils ont une raison d’être ? »
« Que des patients aient l’impression qu’ils seront mieux pris en charge par des soignants de même origine, plus proches d’eux, c’est parfaitement légitime et c’est une évolution sociétale qui dépasse la médecine », constate encore le Dr Juliette Tchuenbou, présidente de l’Association des médecins africains de France (AMAFF), qui regroupe un millier de praticiens. Nous communiquons leurs coordonnées aux patients qui nous sollicitent. Les demandes que nous traitons restent très minoritaires et elles n’exposeraient à un risque de dérive communautaire que si elles se généralisaient. On n’en est pas là. » Myriam Aïssatou le confirme de son côté, qui ne traite que cinq demandes par semaine.
« Toutes ces sur-réactions, de la LICRA au Printemps républicain, en passant par le Rassemblement national sont d’autant plus malvenues, s’emporte Thiaba Bruni, que personne ne s’était offusqué au sujet des annuaires de praticiens communautaires qui circulent depuis des années à l’initiative de l’association des médecins israélites de France, des médecins catholiques, des médecins asiatiques ou autres médecins gay-friendly. Les patients noirs seraient-ils les seuls à ne pas avoir le droit de s’organiser pour lutter contre les discriminations dont ils sont victimes ? »
Fondamentalisme religieux et système de santé.
Plusieurs alertes ont cependant été lancées en 2019 à propos d’annuaires de médecins confessionnels pour dénoncer des « fondamentalismes religieux qui menacent notre système de santé », comme le titrait l’hebdomadaire Marianne (14 novembre 2019). Sur Twitter, des syndicalistes tels Jérôme Marty, président de l’UFML, ou un infirmier membre du Printemps républicain, Vincent Lautard, s’en sont pris à la création de l’annuaire de l’Organisation musulmane des acteurs de santé (OMAS). Estimant que l’OMAS est proche des Frères musulmans, M. Lautard l’accuse de soutenir des prises en charge « selon les règles du Coran » et il craint l’essor d’un obscurantisme médical : « On va aller voir un médecin qui partage ses croyances, en mélangeant pratique religieuse et exercice médical, ce qui pose problème. »
Les défenseurs d’une stricte laïcité médicale alertent non seulement au sujet des sirènes islamistes, mais aussi à propos de certains médecins catholiques, avec l’association « Choisir la Vie », qui organise des marches contre l’IVG et la loi Leonetti-Claeys et propose des formations destinées aux professionnels de santé et aux étudiants. Les évangéliques sont aussi dénoncés, comme l’Eglise universelle du royaume de Dieu, qui organise des séances de « rétablissement de la santé par la foi », et prône la prise en charge des orientations sexuelles, avec des risques de dérives sectaires que dénonce la MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires).
D’autres répertoires ont vu le jour sur le Web à l’initiative d’associations féministes. Créé en 2018, le collectif Pour une MEUF (Pour une médecine engagée, unie et féministe) regroupe une centaine de soignants, beaucoup de généralistes, des sages-femmes, infirmiers et orthophonistes. « Nous ne publions pas de listes, explique le Dr Maïa X (elle ne souhaite pas être nommée), psychiatre, ce sont des patientes qui s’auto-organisent et font circuler des listes sous le manteau. Elles luttent avec nous contre le sexisme en médecine, avec ses dérives tantôt violentes et agressives, tantôt paternalistes sous des apparences bienveillantes. Pour notre part, nous organisons des réunions soignantes-soignées et des formations (défense contre le harcèlement, bientraitance gynécologique), toutes se déroulant sur internet et par vidéo durant la crise. »
D’autres médecins féministes qui « en ont marre des soignant.es ayant des pratiques sexistes, lesbophobes, transphobes, putophobes, classistes, validistes » ont développé le collectif Gyn&Co pour publier une liste de soignant.es qui pratiquent des actes gynécologiques avec une approche féministe. Un questionnaire en ligne recueille uniquement les expériences des soignées en vue d’une mise en ligne strictement positive. Le collectif ne blackliste pas et il retire de sa liste tout professionnel qui ne souhaite pas y figurer.
Les médecins gays avaient précédé le mouvement en créant une association (AMG) dès 1982, alors que le sida commençait à décimer les patients homosexuels. Aujourd’hui en sommeil, l’AMG a passé le relai en 2016 au réseau des médecins gay friendly, au moment du débat sur le mariage pour tous, réagissant à un contexte d’homophobie plus ou moins latente pour proposer aux personnes LGBT un annuaire de quelque 400 professionnels. Parmi eux, le Dr Véronique Sansigolo, généraliste ornaise, précise que sa démarche est « purement amicale, sans jugement ni prosélytisme ; le réseau ne poserait problème que s’il devenait sectaire et prenait de l’extension » – ce qui n’est pas vraiment le cas : elle est la seule praticienne de son département à y adhérer.
Blacklister les grossophobes.
Une autre île médicale s’est constituée à l’initiative de personnes en surpoids, les « gros-ses » comme les désigne plus simplement le collectif Gras Politique, lequel recueille les témoignages de patients (graspolitiqueliste@gmail.com) pour blacklister sur internet les praticiens discriminants : « Soignant-es, vous êtes sur cette liste car vos usager-es ont rapporté des comportements ou des maltraitances grossophobes », explique leur site.
D’autres minorités se dotent de blogs identitaires autour d’items divers et variés, avec des patients tatto-friendly, poil-friendly, piercing-friendly et autres non-binaire friendly, autant d’ilots, parmi d’autres, dans le vaste archipel médical.
Un archipel dont l’étendue reste particulièrement difficile à explorer. La plupart des médecins qui y ont pris pied ne souhaitent pas être nommés, ni identifiés. Et même si les réseaux protègent toujours un certain anonymat, les collectifs et associations qui les animent préfèrent aujourd’hui limiter l’accès à leurs annuaires. « Les patients qui désirent choisir leurs médecins selon leurs affinités exercent somme toute d’un droit fondamental », comme le relève l’ancien président de MSF Rony Brauman. Ils doivent alors effectuer une demande par mail pour recevoir des coordonnées selon la région ou la spécialité qui les concerne. Et si les annuaires ne sont plus en libre accès, ce n’est pas l’indice d’un phénomène récessif, mais le signe d’une plus grande prudence de la part de ses acteurs, tant le sujet est sensible et fait polémique.