Sur l'Oyapock, la lutte contre les déserts médicaux n'attend pas. En ce jour de juillet, le soleil est levé depuis à peine une heure et le ballet des pirogues reprend sur le fleuve, qui marque la frontière entre le Brésil et la Guyane française. Une longue embarcation à moteur est amarrée côté français, un piroguier s'affaire à y charger du matériel. Le Dr Bernard Moron, cheveux gris coupés court et allure sportive, monte à bord, rapidement rejoint par une infirmière et une sage-femme.
Tous les trois sont en poste au centre délocalisé de prévention et de soins (CDPS) de Saint-Georges, l'un des 17 répartis sur toute la Guyane et rattachés au centre hospitalier Andrée-Rosemon (CHAR) de Cayenne, à 188 km (et près de trois heures de route) de là. Ils s'apprêtent à descendre le fleuve Oyapock, entre la France et le Brésil, pour soigner les habitants les plus isolés. Médicaments, bouteille d'oxygène, pèse-bébé, collecteur de déchets médicaux, ordinateur… « Nous prenons en pirogue le matériel nécessaire et nous descendons vers l'embouchure du fleuve Oyapock, détaille le Dr Bernard Moron, 66 ans, venu ici avec la réserve sanitaire. Nous déposons la sage-femme à Trois-Palétuviers sur la route, où elle reste la journée, puis nous assurons les consultations à Ouanary, avant de repasser par Trois-Palétuviers. » (voir carte)
Après 1 h 30 de navigation sur les eaux boueuses du fleuve, Ouanary est atteint. Coupe-vent sur le dos et tongs aux pieds, le médecin grimpe jusqu'au local de consultations, en haut de la commune. Une table d'examen, un bureau, deux chaises, un coin sanitaire : le cabinet médical est sommaire. Par souci d'efficacité, médecin et infirmière travaillent en binôme. L'infirmière prend les constantes (tension, poids), questionne le patient sur ce qui l'amène, son éventuel traitement. Le praticien poursuit et complète avec l'examen médical (écoute du cœur, des bronches, examen de la gorge) et l'éventuelle prescription, délivrée directement. Tout est rentré au fur et à mesure dans le système informatique commun aux centres délocalisés et connecté avec l'hôpital.
Aller voir ou faire venir ?
Les autres patients bavardent sous le patio qui fait office de salle d'attente. La venue régulière d'un médecin et d'une infirmière semble appréciée par la centaine d'habitants de la commune. « Avant il y avait un infirmier en permanence ici, mais il est reparti s'installer à Saint-Georges, regrette une jeune femme avec son petit garçon. Si on a quelque chose de grave, il faut appeler le centre ou y aller en pirogue. » « Je prie Dieu tous les jours pour qu'il n'y ait pas de problème pendant la saison des abattis [agriculture sur abattis-brûlis, répandue en Guyane, NDLR] et que les gens ne se coupent pas les doigts », renchérit Yvonne, chargée de l'entretien du petit local médical.
De fait, le CHAR gère le fonctionnement de ses centres selon les personnels disponibles, mais aussi selon les besoins. « Nous adaptons le maillage des centres en fonction de l'implantation de la population, explique le Dr Nicolas Garceran, en charge de la coordination à l'hôpital de Cayenne. Il y a une vraie dynamique démographique sur le fleuve Maroni, à la frontière ouest avec le Suriname, moins sur l'Oyapock, à l'Est. Il faut donc trouver le dosage entre aller voir et faire venir, ce qui n'est pas toujours simple. »
Chute de palmier
Il est midi passé. Après une rapide pause déjeuner, il faut reprendre la pirogue pour aller à Trois-Palétuviers, une petite enclave amérindienne tranquille. Des vieillards sont assis à l'ombre, les enfants jouent au cerf-volant et des femmes sont installées dans des hamacs avec leurs bébés sous des abris traditionnels au toit en feuilles de palmier. À l'arrivée de l'équipe, on sonne une cloche. Une fillette accourt, il lui faut de la Bétadine… pour son chien, mordu le matin même par un pécari, petit sanglier sud-américain. Ici, les patients sont surtout des enfants, et certains n'ont encore jamais vu le médecin, ne sont pas à jour dans leurs vaccinations, ce qui amène parfois un membre de la protection maternelle et infantile (PMI) de Saint-Georges à se joindre à la tournée.
La sage-femme a vu quatre patientes enceintes. Le CHAR a mis en place un suivi uniformisé qui consiste à ramener vers Cayenne les parturientes à partir de 36 semaines d'aménorrhée. Mais certaines passent encore à travers les mailles du filet. « Récemment, une femme est arrivée au centre de Saint-Georges directement pour accoucher, nous n'avons pas eu le temps de l'envoyer à Cayenne. C'était son neuvième enfant et, heureusement, tout s'est bien passé », raconte Justine Perugini, maïeuticienne de 24 ans.
Pour le Dr Moron, le bilan de la journée est classique : douleurs chroniques, suivis de diabète, bronchites, diarrhées, vaccinations, plaie sur une main et une infection urinaire. Parfois, les motifs de consultations sont plus inhabituels : chute de palmier, piqûre de raie, lupus. Trafics et consommation de drogues, orpaillage ou prostitution sont également des réalités, partagées avec le voisin brésilien. En cas d'urgence, il faut appeler les pompiers, l'hélicoptère – la Guyane en a deux : un de la Sécurité civile, un du SAMU – ou composer avec les moyens du bord.
Une médecine riche
Cette pratique de la médecine est bien loin de celle qu'a connue le Dr Moron, formé à la rééducation fonctionnelle en métropole. « L'expérience est incroyable ! Je peux passer d'un infarctus du myocarde à un diabète sévère, en faisant ensuite 42 points de suture sur une plaie de jambe, puis finir par soigner des éclats de balle qui ont traversé le métatarse. C'est la médecine telle que j'ai toujours voulu la pratiquer », s'enthousiasme-t-il.
À Trois-Palétuviers, les consultations sont finies. Avant le retour vers Saint-Georges, une partie de football s'engage sur terre battue avec les jeunes du village. Dans quinze jours, une équipe médicale refera le même trajet. Infatigable, le Dr Moron envisage, lui, de repartir en novembre à Mayotte, toujours avec la réserve sanitaire, pour une campagne de vaccination. « Tous les internes de France et de Navarre devraient passer par des stages en DOM-TOM, conclut-il. Et la métropole devrait s'inspirer de ces consultations délocalisées dans les déserts médicaux au lieu de balancer du pognon dans tous les sens. »
Article suivant
Clara de Bort (ARS Guyane) : « Ici, un jeune praticien hospitalier est le roi du pétrole »
En pirogue, une équipe médicale déterminée à soigner les patients isolés
Clara de Bort (ARS Guyane) : « Ici, un jeune praticien hospitalier est le roi du pétrole »
En psychiatrie, des pratiques d'isolement « massives et abusives »
Repères
Transition de genre : la Cpam du Bas-Rhin devant la justice
Plus de 3 700 décès en France liés à la chaleur en 2024, un bilan moins lourd que les deux étés précédents
Affaire Le Scouarnec : l'Ordre des médecins accusé une fois de plus de corporatisme
Procès Le Scouarnec : la Ciivise appelle à mettre fin aux « silences » qui permettent les crimes