21 grammes

#  2 : L'autre

Publié le 24/10/2019
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Françoise Gal prépare un article sur l’ORL Pline Morès. Au téléphone ce dimanche, il lui donne rendez-vous jeudi pour assister à l’opération d’un enfant. La journaliste relit souvent les cahiers de sa défunte mère, Fulvie, qui sur une page avait inscrit au feutre bleu un prénom, qui intrigue Françoise. Ce même dimanche, le portable sonne à nouveau.

Avant le bloc opératoire jeudi à la Clinique Saint-Hilaire, pour le Vis ma vie du Dr Pline Morès, la journaliste lovée dans son sofa s’apprête à savourer le brunch dominical. Pas de place pour un homme, son métier bouffe son temps et comble de douloureux vides. À sa majorité, Françoise apprenait le décès de sa mère et sa stérilité.

Jo, son père ? Elle ne veut plus en entendre parler depuis qu’il s’est opposé à ses études de médecine. Pourquoi cette réaction excessive ? Pourquoi toujours l’incompréhension entre eux ? Ses deux frères aînés ne l’ont jamais soutenue, trop péteux devant le père tout puissant. Alors la fille rebelle avait fui ce marasme familial malsain, voué corps et âme – encore faut-il en avoir une – au profit et au pouvoir.

Elle, en étudiante idéaliste, entendait sauver le monde. Sa PACES passée à la trappe du numerus clausus, Françoise s’était destinée au journalisme spécialisé dans le domaine de la Santé afin de suivre la trace d’une mère qui, durant sa courte vie, avait soutenu associations humanitaires et corps médical. Héritière de la lignée de Véran, Fulvie avait ainsi souhaité partager une fortune dont elle bénéficiait sans mérite. Certains lieux témoignent de son mécénat.

Encore un appel ? Je le sens mal ce dimanche. Le toubib à 5 heures, le blues maternel, les airs nostalgiques de Françoise Hardy, la boîte de Kleenex vidée, mon Lapsang-Souchong qui refroidit… Où est ce foutu téléphone ?

Sa main tâte le canapé sous les coussins. L’écran du portable affiche : L’AUTRE. Françoise, bien qu’assise, tombe de haut. Regard figé, son corps de liane se tétanise. Lui ? ! Elle décroche, aucun son ne sort de sa bouche.

— Allo Françoise ? C’est moi.

Il ne manque pas d’air après si longtemps, avec son « C’est moi ». Comme si elle n’attendait que lui !

— Pardon monsieur, vous êtes ?

— Ah, t’as pas changé, arrête ton char, Fran. Ça va ma grande ? Si on se voyait ? Je suis de passage à Paris pour la journée. Tu sais, les affaires…

Agacée du diminutif dont son père s’acharne à l’affubler, Françoise incapable de s’extraire de son divan le laisse parler, parler, parler. Il ne l’a jamais écoutée de toute façon, jamais aimée sans doute. Et là, il lui joue le sketch du père repentant ? Elle n’est pas dupe. Malade ? Condamné ? À cette ultime échéance, les égoïstes réalisent leurs méfaits.

— Non, trop de taf.

— Allez Fran, pour ton vieux papa.

— Arrête de m’appeler comme ça !

— Toujours aussi susceptible, toi. Trêve de gaminerie, j’ai un truc à te donner. Alors tu te libères fillette et tu me rejoins à 17 heures au Train bleu, Gare de Lyon. Sois pas en retard, mon TGV démarre à 17 h 55.

Jo Gal raccroche, sans que sa fille puisse dire ouf. Thé froid, toasts cramés, œuf coque durci. Même OK Google s’est tu.

Dimanche 16 h 55, le pas de la journaliste d’ordinaire décidé traîne au seuil du célèbre restaurant de la gare parisienne. Que fait-elle ici ? Un septuagénaire aussi hâlé que Séguéla la bouscule, ne se retourne pas, ne s’excuse pas, fonce vers une table sans calculer le serveur, hurlant au téléphone. C’est alors que la fille reconnaît le père…

Au même instant, Pline ferme les yeux, seul dans son cabinet baigné de silence mystique. Vieux garçon, il garde sur lui la photographie de son amour de jeunesse et un bouton de rose séché. Éternel fidèle. Pourtant, la pensée d’un nouveau visage féminin distrait sa rêverie. Yeux noirs, cheveux clairs à la garçonne, nez fin.

Comment se nomme cette sangsue, déjà ?

Sa mémoire d’éléphant n’a jamais failli. Il sourit.

Elle ne tiendra pas au bloc.

Le TGV est loin quand une jolie blonde se décide à quitter Le Train bleu.

Prochain épisode dans notre édition du 31 octobre

Corinne Torrelli ouvre ses yeux bleus le 1er janvier 1965, sur fond de Baie des Anges. Diplômée en informatique, cette artiste dans l’âme connaît un coup de foudre romanesque avec Paris. Après trois décennies, deux grands fils et une carrière à la SNCF, l’insatiable optimiste partage sa sensibilité à fleur de peau et son grain de folie au travers de belles histoires. L’Écriture au Panthéon de ses passions.

Corinne Torrelli

Source : Le Quotidien du médecin