21 grammes

#  4 : Le prénom bleu

Publié le 07/11/2019
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La veille de l’intervention chirurgicale, Françoise tue l’angoisse grâce à la mèche de cheveux de sa mère, cadeau de Jo. Alors qu’elle se réjouit ce jeudi du succès de l’opération par un Pline soudain moins antipathique, son père meurt. Aucun chagrin. Le toubib comprend qui est cette fille, qui cherche à percer le secret du prénom noté par Fulvie.

Nuit blanche pour Françoise qui déroule le film de ce jeudi. Pline, Noé, Jo, ses frères, Fulvie peuplent sa tête. Dafalgan. Thé bleu. OK Google. En lotus sur le sofa. Un coussin sous le bras. Elle n’ira pas à la rédaction demain, son boss pourra gueuler, de toute façon elle a un article à finir.

La jolie blonde a oublié ses ambitions journalistiques au sixième étage de la Clinique Saint-Hilaire, où son esprit plane encore. Nez empli de Kalinox, rétine aveuglée de fluorescence blanc chaud/blanc froid, xérostomie, hypéroxie… et ce Pline, clé de voûte de son plan. À la fois l’énigme et la solution.

Au bloc, Françoise n’avait pas reconnu le quinqua gris. Elle n’avait d’yeux que pour un homme aux mains d’or, droit comme un i, occupant l’espace de sa présence, ceint du respect de son équipe, mû par son Art. Subjuguée par le ballet des gants de latex autour du crâne de Noé, qui bientôt entendrait sa maman dire son nom. Fascinée malgré le sang par ce spectacle en trois actes – abord/temps noble/fermeture – au son de Pierre et le loup. Le Dr Pline Morès avait choisi Prokofiev pour son courageux protégé de cinq ans.

Loin d’un Ross ou d’un House, Françoise venait d’observer un vrai chirurgien, ainsi dévoilé derrière son masque. Et c’est remuée qu’elle avait refranchi tardivement les portes automatiques jusqu’à l’ascenseur, jusqu’à recroiser le médecin troublé.

— Vous avez tenu. Bien… Alors pas de conneries dans votre canard ! Vous avez vu ma vie, nul besoin de mot, mes mains ont leur langage. Ni laurier ni merci, juste le sourire de mes patients devant un quotidien soulagé. Je ne suis qu’un artisan de l’âme. J’en ai ouvert des thorax. Et j’ignore cependant si oui ou non l’âme pèse 21 grammes. Je… je dois y aller, vous trouverez la sortie.

Ce départ claque tel un adieu. En pleine nuit, en plein désarroi, naît le doute. Tant d’indices pourtant, glanés dans les cahiers de la mère de Françoise, convergent vers cet individu ambivalent.

Point final de son article. 4 heures du mat ? Qu’importe. À nous deux, Doc ! Et elle compose son 06.

— Êtes-vous mon père ?

— Il faut qu’on parle, venez.

Il attendait son appel. L’intrigante blonde devait s’expliquer illico.

                                                                                                                                                 ***

Le mois suivant, un môme court vers la tombe de Fulvie et Jo, suivi d’un couple atypique. Elle trop grande, lui trop mûr, blond et gris mêlés.

Maman, que tu as dû l’aimer pour fuir avec lui, bannie par ta famille. J’ai compris en te lisant. L’homme de ta vie c’était Jo, pas ce Pline noté au Papermate bleu sur ton carnet. Ah ce prénom… J’ai réussi à l’identifier puis l’approcher grâce à mon article. Il est ici aujourd’hui ! Et ce n’est pas mon père. Pardon Papa, d’avoir voulu réécrire mon histoire.

Plus loin, Pline fleurit la stèle de Rose, tuée par une moto devant la faculté de Jussieu. Rose était la meilleure amie de Fulvie, à qui elle avait présenté son Pline. Après le drame, l’étudiant esseulé avait confié à Fulvie un grenat en forme de rose, souvenir de sa défunte amie. Il est temps de lui dire adieu.

Car son présent a les traits de Françoise, avec sa rose rouge dans sa chevelure d’or. Ravie, elle prend la main du gamin qui gigote.

— Noé, on va voir les dinosaures ?

L’enfant avait adopté sa marraine Fran. Enfin en paix avec ce père qui l’avait appelée Fran, Françoise aime ce surnom synonyme pour elle du mot grec storgê, l’amour d’un fils qu’elle n’a pas eu. Elle s’apprête à faire découvrir à Noé le Jardin des Plantes, cher à sa mère.                                                      

Pline, guéri du passé, s’éveille d’une opération de cinquante-neuf années. Ces deux âmes sont belles ! Dans son cœur, elles ont le poids si léger du bonheur.

Prochaine histoire courte dans notre édition du 14 novembre

Corinne Torrelli ouvre ses yeux bleus le 1er janvier 1965, sur fond de Baie des Anges. Diplômée en informatique, cette artiste dans l’âme connaît un coup de foudre romanesque avec Paris. Après trois décennies, deux grands fils et une carrière à la SNCF, l’insatiable optimiste partage sa sensibilité à fleur de peau et son grain de folie au travers de belles histoires. L’Écriture au Panthéon de ses passions.

Corinne Torrelli

Source : Le Quotidien du médecin