Coups de théâtre

# 3 : Belle et le croquemort

Publié le 05/03/2020
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Pierre, dévasté par la mort de sa tante, a décidé de prendre des cours pour fuir la réalité. Il s’invente lui aussi une profession. Il tire au sort la fable La Jeune veuve de La Fontaine, la même que celle tirée au sort par Annabelle avec qui il devra la jouer en binôme au cours suivant.

Rideau

Annabelle avait hésité à revenir au cours de théâtre. Dans le métro encore, elle avait failli faire demi-tour. Mais elle avait songé à Mme Dubac, la septuagénaire aux yeux malicieux qui s’était éteinte pendant la nuit. Elle savait qu’elle serait terrassée pendant plusieurs jours. Il fallait prendre de la distance. Trouver le juste milieu. Ne pas trop s’investir. On le lui avait appris, rabâché. Elle n’y arrivait plus. Elle se sentait dévastée. Alors, elle était finalement retournée au cours. Parce que là, elle se sentirait un peu à l’abri, protégée, dissimulée derrière les mots des autres. Parce que Mme Dubac, elle, n’avait pas eu le choix, n’avait pas pu faire demi-tour.

Pierre se recroquevillait au fond de son siège. Il avait l’impression d’être redevenu l’adolescent velléitaire qu’il avait été. Depuis un an, toutes ses peurs d’enfance ressurgissaient. La peur d’être abandonné. Des autres. De la mort. Il n’était que tristesse et rage. Il s’en voulait d’être la marionnette de son chagrin. Il en voulait plus encore aux autres de le forcer à le dissimuler. Alors, il s’était jeté dans ce cours de théâtre comme d’autres se seraient jetés dans la Seine. Un ultime sursaut de vie.

Le précédent binôme venait de terminer sa prestation. Ils avaient tout pour eux. L’enthousiasme. L’audace. La vie devant eux. Du moins le sentiment invincible d’avoir la vie devant eux. La salle s’était levée. Le professeur leur prédisait un grand avenir. En soupirant, las d’avance de les écouter, il appela les suivants d’un « Belle et le croquemort, c’est à vous » tout en ajoutant à une salle conquise : « Cela ferait un beau titre de fable de La Fontaine, non ? » Quand Annabelle et Pierre arrivèrent sur scène, la salle était redevenue silencieuse. Un silence de mort, songea Annabelle, se félicitant à nouveau de son sens de l’humour. D’un geste démiurgique, le professeur leur fit signe de commencer.

— La perte d’un Époux ne va point sans soupirs, on fait beaucoup de bruit, et puis on se console, commença Annabelle

— Sur les ailes du Temps la Tristesse s’envole, enchaîna Pierre.

— Non, non et non ! vitupéra le professeur. Vous, Mademoiselle, à votre âge, la mort est une sorte de légende, mais que cela ne vous empêche pas de l’imaginer. On dirait que vous récitez le bottin. Et vous, Pierre, vous semblez vous apprêter à sombrer. Tout passe. On se console de tout. Vous devez le savoir à votre âge. C’est ça que nous explique La Fontaine. Reprenez. On ne passera aux vers suivants que quand vous maîtriserez les premiers.

— La perte d’un… commença Pierre, aussitôt interrompu par un geste d’agacement du professeur.

— L’in-ten-tion ! Tout est dans l’intention. Vous assénez comme un huissier. Racontez-nous une histoire.

Pierre sentit les larmes lui monter aux yeux. Incoercibles. Celles qu’il retenait depuis un an, comme sa colère, sourde, violente. Son regard se brouillait, ses pensées aussi. Annabelle, qui avait perçu son trouble s’avança, machinalement. Il recula, ne put réprimer un geste brusque. Sa main effleura la joue de la jeune femme. Il voulut dire un pardon qui ne parvint pas à sortir et dévala l’estrade pour sortir en courant de la salle.

Quand Pierre revint, trente minutes plus tard, Annabelle qui connaissait cet état dévastateur, quand la sidération laissait place à la révolte, était bien décidée à l’aider. Elle n’aurait cependant jamais pu imaginer la tournure que sa sollicitude ferait prendre au cours.

Prochain épisode dans notre édition du 12 mars

Sandra Mézière est l’auteure de L’amor dans l’âme, roman sur un deuil impossible au cœur du Festival de Cannes, et des Illusions parallèles, 16 nouvelles sur le cinéma (éditions du 38). En 2019, sa nouvelle lauréate d’un concours des Éditions J’ai Lu est publiée dans le recueil Sur un malentendu, tout devient possible. Elle écrit depuis 20 ans sur le cinéma, notamment sur son blog Inthemoodforcinema.com.

Sandra Mézière

Source : Le Quotidien du médecin