Coups de théâtre

# 5 : Les méandres du matin

Publié le 20/03/2020
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Pierre est bien décidé à ne plus revenir au cours de théâtre, seulement, il doit récupérer sa veste laissée dans la salle. Le professeur le convainc de monter sur scène. Pierre dit tout ce qu’il a sur le cœur faisant passer cela sur le compte d’un personnage qu’il invente, ce que tout le monde croit sauf Annabelle. Il quitte les lieux définitivement, bouleversé à nouveau. Annabelle est bien décidée à le retrouver.

Histoires courtes

Annabelle avait le trac. Comme toujours, avant d’entrer dans la vie d’une nouvelle famille. Seraient-ils effondrés ? Dans le déni ? Voire indifférents comme cela arrivait trop souvent. Ce n’était pas le moment de trembler. « Être douce, confiante, et surtout ne pas oublier de ne pas trop s’impliquer », se répéta-t-elle. Elle gara la camionnette estampillée « hospitalisation à domicile » dans une rue adjacente, à l’abri des regards curieux. Cela faisait trois ans qu’elle exerçait cette profession. Trois ans que ses amis lui répétaient que ce trac passerait. Elle espérait bien que non. Cela voudrait dire qu’elle s’habituerait. Elle ne voulait pas blinder son cœur. Vendre son âme au diable de l’indifférence. Il n’y avait pas de nom sur la porte de la petite maison de banlieue. Elle inspira profondément, rapprocha sa main de la porte, inspira à nouveau, hésita, et frappa. Elle espérait ne pas s’être trompée. Sinon il faudrait renouveler l’opération.

— Entrez, c’est ouvert, ordonna une voix grave et autoritaire.

Annabelle inspira de nouveau et tourna la poignée de la porte. Elle resta interdite. Les murs du couloir étaient couverts de photos en noir et blanc représentant des portraits de légendes du théâtre et du cinéma. Face à elle, un nonagénaire la toisait. Elle le reconnut, d’emblée.

— Hé bien, vous venez assister à une expo ou pour m’aider ?

— Bonjour monsieur, je suis là pour vous aider. Je vais d’abord voir si les lieux sont adaptés. Si ça ne vous ennuie pas.

— On s’est déjà vus, non ? J’oublie parfois les visages. Mais jamais une voix.

Il s’approcha. Elle sentit son souffle, saccadé, angoissé, terrifié même. Il se contenta d’opiner du chef. Il n’y avait rien à dire.

— Je sais à quel point cette situation est angoissante. Je dois juste d’abord valider la conformité des lieux avant le retour de votre épouse de l’hôpital.

Elle vérifia que tout était prêt dans toutes les pièces de la maison. Il la suivit. Sans un mot. Si bien qu’elle se demanda s’il l’avait reconnue.

— Tout est en ordre, conclut-elle.

— Si on peut dire, persifla-t-il.

Elle s’en voulut de cette expression. Bien sûr que rien ne pouvait être en ordre dans une telle situation. L’arrivée tonitruante d’une petite femme au regard pétillant la dispensa de trouver une excuse à sa maladresse. Du moins aussi tonitruante que pouvait l’être l’arrivée d’une femme émaciée de 90 ans en chaise roulante. Au milieu de ce corps décharné brillaient deux yeux tendres et poignants. Elle lui rappela Mme Dubac. Ne pas penser à cela. Elle était encore vivante. Tellement vivante.

— Tu vois que je vais mieux, Armand. Je te l’avais bien dit que je rentrerais à la maison. Qui êtes-vous, vous ? s’étonna-t-elle en se tournant vers Annabelle.

Le professeur lui adressa un regard paniqué. Elle aurait dû se réjouir de le voir ainsi tomber le masque. La petite demoiselle avait pris le pouvoir. Le professeur irascible n’était plus qu’un homme désarmé.

— Je suis là pour vous faciliter la vie.

— Vous êtes charmante. Comment vous appelez-vous ? demanda la malade.

— Annabelle, répondit le professeur de théâtre.

— Joli prénom, complimenta son épouse.

— N’est-ce pas ? ironisa gentiment l’infirmière en se tournant vers le professeur.

Mais quand elle croisa ses yeux, elle les découvrit embués, égarés. L’homme de théâtre restait sans voix. Abattu. Alors, Annabelle sentit son cœur fondre, et lui glissa à l’oreille : « Inventez-vous un rôle ». Pour la première fois, elle découvrit son sourire. Un sourire rempli de gratitude dont elle ne savait pas encore à quel point elle allait changer sa vie.

Prochain épisode dans notre édition du 27 mars

Sandra Mézière est l’auteure de L’amor dans l’âme, roman sur un deuil impossible au cœur du Festival de Cannes, et des Illusions parallèles, 16 nouvelles sur le cinéma (éditions du 38). En 2019, sa nouvelle lauréate d’un concours des Éditions J’ai Lu est publiée dans le recueil Sur un malentendu, tout devient possible. Elle écrit depuis 20 ans sur le cinéma, notamment sur son blog Inthemoodforcinema.com.

Sandra Mézière

Source : Le Quotidien du médecin