Pierre n’avait qu’une envie : rentrer chez lui, se recroqueviller dans son chagrin. Il avait laissé sa veste avec son portefeuille dans la salle. Il n’avait d’autre choix que d’y retourner. Il ouvrit précautionneusement la porte du petit théâtre parisien. La porte grinça malgré tout. L’élève à la mèche rebelle arrêté en pleine tirade le fusilla du regard. Des dizaines de paires d’yeux se tournèrent vers l’impudent qui était la cause de cette interruption.
— Bien, jeune homme, c’était parfait. Vous pouvez retourner vous asseoir. Belle, revenez sur scène avec le croquemort, ordonna le professeur.
— Je venais juste récupérer ma veste. Je n’ai rien à faire ici, grommela Pierre.
— C’est bien mon avis aussi. Seulement, vous vous êtes inscrit et avez perturbé le cours. Vous avez constaté par vous-même que le ridicule ne tuait pas, alors revenez.
Peut-être parce que depuis un an il se regardait vivre comme si tout cela ne le concernait plus, Pierre obtempéra.
— On va faire un jeu de rôles. Pour que vous compreniez que même un texte de 1668 peut être contemporain. Se dire et non se réciter. Reprenez la première phrase, puis improvisez comme si vous dialoguiez.
— La perte d’un Époux ne va point sans soupirs, commença Annabelle. Mais ces… Ces soupirs se doivent d’être silencieux, parce qu’aujourd’hui la mort est le dernier tabou peut-être. Il faut la nier. Étouffer ses soupirs.
— Ce n’est pas ce que dit La Fontaine, mais c’est bien. Enchaînez Pierre.
Pierre qui depuis le début se tenait devant Annabelle, hagard, le regard vers le sol, leva les yeux, s’accrocha aux siens.
— Je vous ai menti. Je ne suis pas conteur, mais chef d’entreprise. Enfin… Je l’étais. Il y a un an, j’ai perdu ma tante d’un cancer. C’est elle qui m’a élevé. Et avec elle, j’ai tout perdu. Ma dernière lueur d’enfance. Mon orgueil. Ma joie de vivre. Mes illusions. La force de faire semblant. Je ne pouvais plus me diriger moi-même. Comment aurais-je pu diriger une entreprise ? Je l’ai vendue…
— Bon, on a du mal à croire qu’un grand gaillard comme vous ne se remette pas mais c’est bien, il y a l’intention. Continuez. Mettez-vous en colère.
— Et qu’est-ce que vous y connaissez-vous à la mort ? Avec votre allure de petite poupée de porcelaine. Vos rêves de gloire. Comme si elle pouvait déjouer la mort, la gloire, clama-t-il en se rapprochant d’Annabelle, si près qu’elle voyait la détresse étinceler dans son regard.
— Allez, petite demoiselle, brodez. Répondez-lui.
— La mort ? Je la connais plus que toutes ces personnes réunies. Je ne suis pas serveuse. Je suis infirmière… en soins palliatifs. Non, sur les ailes du temps, la tristesse ne s’envole pas. Elle s’étiole au mieux. Vous n’avez pas à avoir honte. Ce sont les autres qui devraient avoir honte de leur aveuglement et leur manque d’empathie. Dans notre société de l’immédiateté, il n’y a pas de place pour le chagrin. Je suis là.
Elle s’approcha, posa sa main sur la sienne. Ils restèrent ainsi. Des secondes infinies. La salle retenait son souffle, obstinément inerte et silencieuse. Soudain, Pierre se fit violence pour s’arracher au regard et à la main d’Annabelle, se tourna vers la salle, figée, descendit quatre à quatre les fatidiques marches, prit sa veste au vol, et quitta les lieux.
— Écoutez ce silence, finit par dire le professeur. La petite demoiselle, je ne vous imaginais pas avoir autant d’imagination.
Mais Annabelle ne l’écoutait pas. Elle était ailleurs. Une envie de le retrouver la saisit. Elle ne savait pas encore que le destin emprunterait un chemin sinueux pour exaucer ce vœu.
Prochain épisode dans notre édition du 19 mars
Sandra Mézière est l’auteure de L’amor dans l’âme, roman sur un deuil impossible au cœur du Festival de Cannes, et des Illusions parallèles, 16 nouvelles sur le cinéma (éditions du 38). En 2019, sa nouvelle lauréate d’un concours des Éditions J’ai Lu est publiée dans le recueil Sur un malentendu, tout devient possible. Elle écrit depuis 20 ans sur le cinéma, notamment sur son blog Inthemoodforcinema.com.
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