HISTOIRES COURTES - Au vert

Le Bocage (2/6)

Publié le 11/09/2014
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par Sandra Bartmann

Pommerel chargea sa sacoche dans le coffre de la vieille R5 que Gramier lui avait abandonnée avec le cabinet. Il effleura le rabat de cuir d’un doigt hésitant, puis le souleva : les boites d’anxiolytiques étaient là, soigneusement alignées. La tentation devenait de plus en plus difficile à maîtriser. Il referma la sacoche avec une détermination fragile et verrouilla le coffre.

Le jour tardait inexplicablement à se lever. La R5 fendait péniblement les ténèbres humides de la plaine pour s’enfoncer dans le bois. Pommerel alluma ses phares. Émile Bernoux l’attendait quelque part au bout de cette route sinueuse, qui lui semblait plus longue et plus inquiétante chaque fois qu’il l’empruntait.

Le visage de Pauline Seigner lui revint à l’esprit. Son regard révulsé, ses lèvres bleuies et désespérément closes. Les Urgences saturées, le scanner défectueux. Le diagnostic de choc post-traumatique posé à la hâte par la pédopsychiatre débordée.

Une aile noire et blanche s’abattit soudainement contre le pare-brise. La voiture fit une légère embardée, Pommerel freina d’un coup sec. Il leva la tête, regarda autour de lui, hébété. La maison des Bernoux se dressait entre les branchages du gros hêtre noir dans lequel l’oiseau avait disparu. Pommerel resta interdit quelques secondes. Il aurait juré que l’arbre n’était pas là lors de sa précédente visite. Il sortit en chancelant de sa voiture. Il fallait à tout prix que ses cauchemars cessent, qu’il arrive enfin à passer une bonne nuit de sommeil. Il commençait de toute évidence à perdre la tête.

La vieille Bernoux, petite et sèche, l’attendait sans sourire sur le pas de la porte.

– Bonjour Madame Bernoux, comment va votre mari ce matin ?

– Toujours vivant.

Elle tourna les talons et disparut à l’intérieur. Pommerel la suivit d’un pas incertain.

L’atmosphère du logis exigu des Bernoux était saturée d’une odeur mêlée de bouillon de viande et d’un encens très puissant, qui lui sauta à la gorge. Il se faufila entre les meubles massifs qui encombraient la pièce pour atteindre le lit médicalisé, installé face à un téléviseur éteint. Bernoux dormait, bouche grande ouverte, sa canule de trachéotomie suintant légèrement. Un râle irrégulier s’échappait de sa poitrine.

– C’est de l’encens que vous faites brûler ici, Madame Bernoux ?

– Oui. Nuit et jour. C’est la Berthe qui l’a apporté, elle est restée près d’Émile toute la nuit.

Pommerel sentit ses muscles se contracter. L’évocation de cette femme le rendait nerveux.

– Je ne pense pas que ce soit très bénéfique pour les voies respiratoires de votre mari. Et il faudrait aérer cet endroit…

Il laissa son regard balayer la pièce. Un amas considérable d’objets en tout genre et de linge empilé bloquait l’accès aux fenêtres. Au-dessus de chacune d’elles, un petit sachet en toile rouge pendu à une ficelle se balançait faiblement. L’odeur lui irritait les narines.

– Ce n’est pas possible Madame Bernoux… Votre mari…

– Mon mari, c’est la Berthe qui s’en occupe. Elle sait ce qu’il faut faire.

Pommerel déglutit. Il tenta d’adoucir sa voix.

– Madame Bernoux, votre mari est gravement malade, vous devez écouter les médecins.

La vieille Bernoux le dévisageait froidement. Elle émit un étrange petit claquement de langue méprisant.

– Vous savez rien, Docteur, vous venez d’arriver. Émile est pas malade, la Berthe dit qu’il est pris.

– Pris ? Mais comment ça, pris ?

Le regard de la vieille femme fut traversé d’une lueur féroce.

– M’enfin vous sortez d’où ? Pris, quoi ! Pris, par le mauvais œil !

Prochain épisode dans notre édition du 18 septembre

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Source : Le Quotidien du Médecin: 9347