HISTOIRES COURTES - Au vert

Au Bon Augure (3/6)

Publié le 18/09/2014
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par Sandra Bartmann

Peu avant treize heures, Pommerel s’arrêta devant le bar-tabac du village où il s’efforçait de se créer des habitudes. Peu de choses lui manquaient de la vie citadine qu’il avait délibérément fuie après la mort de la petite Pauline, mais le réconfort de se rendre quotidiennement dans un lieu familier lui était trop précieux.

L’endroit s’appelait « Au Bon Augure », ce qui n’avait jusqu’ici jamais attiré l’attention de Pommerel. Cette fois, il marqua un temps d’arrêt devant l’enseigne avant de passer le seuil. Le malaise qu’il traînait avec lui depuis son réveil, et qui s’était considérablement amplifié depuis sa visite aux Bernoux, l’étreignit plus encore.

« Il vous faudra du temps pour vous faire accepter par ici », avait dit le Docteur Gramier avant de lui souhaiter bonne chance et de disparaître, « et aussi pour comprendre comment les choses fonctionnent… ». Pommerel regretta, à cet instant, de n’avoir écouté ses conseils que d’une oreille lasse, par politesse. Il aurait donné cher, maintenant, pour le trouver assis à l’intérieur, et avoir l’occasion de l’interroger sur l’influence que semblait exercer cette fameuse Berthe.

Quand Pommerel poussa la porte vitrée, les voix qui saturaient l’espace s’éteignirent instantanément. Les regards s’élevèrent vers lui. Il lança un « bonjour » qu’il voulut confiant, mais auquel personne ne répondit. Il eut le sentiment que son intrusion avait quelque chose d’obscène, mais il tâcha de garder une expression naturelle et alla s’asseoir près de la fenêtre.

De l’autre côté de la vitre, un mouvement furtif, qui attira son attention, le glaça aussitôt. Sur le rebord extérieur, une pie aux proportions sidérantes le fixait de ses petits yeux noirs. Sa tête, qui bougeait par à-coups, se figea, délicatement penchée sur le côté. Elle ouvrit et ferma le bec lentement, à trois reprises, dans un chant muet. Pommerel, pétrifié, s’entendit murmurer malgré lui « Pauline… ? ». Un frémissement parcourut le plumage de l’oiseau jusqu’à sa longue queue iridescente, et ses ailes gigantesques se déployèrent.

Pommerel sursauta. La lourde silhouette du patron du café le surplombait en silence. Il jeta à nouveau un œil effaré de l’autre côté de la vitre ; l’oiseau avait disparu. Le patron se racla la gorge. Pommerel se ressaisit.

Euh… je voudrais un croque-monsieur et… un cognac.

La silhouette se détourna sans avoir prononcé une parole. Pommerel, désemparé, s’entendit gémir :

– Excusez-moi ! Patron, s’il vous plaît…

Le patron se retourna, une expression d’ennui ostensible sur le visage.

– Vous ne trouvez pas que… enfin, les pies ont un comportement particulier, en ce moment, n’est-ce pas ?

L’homme le dévisagea un instant, impassible. Quelques rires étouffés s’échappèrent des clients accoudés au comptoir derrière lui.

– Ça dépend qui les regarde, répondit-il d’un ton abrupt, avant de rejoindre son bar.

Pommerel sentit une goutte de sueur rouler sur son front, puis perler à l’extrémité de ses cils. Il l’essuya d’un geste nerveux. Il se leva, prit sa sacoche, et se dirigea précipitamment vers les toilettes. Il observa son visage émacié dans le miroir, ses yeux exorbités et cernés de noir. Il détacha le regard de son reflet et ouvrit le rabat de sa sacoche. Les boîtes de lorazépam étaient là, alignées, exhalant la promesse d’un délassement instantané, et l’ombre d’un sombre précipice. Pommerel prit une longue inspiration. Sa main plongea dans la sacoche et préleva deux cachets de l’une des boîtes.

Prochain épisode dans notre édition du 25 septembre

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Source : Le Quotidien du Médecin: 9349