Susie écarta de deux doigts les lamelles du store de la grande fenêtre qui donnait sur la rue des Rosiers. En bas, un crépuscule triste et froid se roulait dans la nuit naissante comme pour s’en habiller avant de sortir faire la fête. Les lumières d’un bonheur impératif pendaient d’un côté à l’autre de la rue. Noël et ses guirlandes l’écœuraient. Elle était de ces malheureux que cette fête déprimait, effrayait même, sans qu’elle puisse en saisir la raison. Enfin si, ce jour, ce 25 décembre était aussi celui de son anniversaire et il lui avait toujours semblé que cette réjouissance collective phagocytait sa propre fête.
Un couple passait sur le trottoir d’en face. L’homme parlait fort et la fille riait. Son regard quitta la rue et se reporta sur son petit salon. Là régnait sa propre nuit. Cette année au moins, sa déprime saisonnière savait sur quoi s’appuyer. Deux semaines déjà qu’il était parti. Deux semaines qu’elle avait passées à traquer et à éliminer consciencieusement tout ce qui était lui ; d’une paire de socquettes oubliée à ses cheveux accrochés au dossier du fauteuil. Mais malgré toutes ces heures passées à aérer la maison, malgré les bâtons d’encens qui se consumaient l’un à la suite de l’autre sur la commode, son odeur d’homme résistait et la surprenait parfois, lorsqu’elle s’y attendait le moins. Elle porta un regard triste sur cette chaise dépareillée qu’il avait faite sienne durant ces deux ans…
Plus que trois heures avant de prendre son service. Elle songea avec effroi qu’elle en était venue à rechercher ces plongées dans l’horreur. Au boulot, elle se sentait vivante. Ses souvenirs de Pierre ne venaient pas la déranger jusque-là. Elle travaillait depuis quatre ans en tant que médecin chez les pompiers de Paris. Elle était de ceux qui sont habilités à plonger dans les coulisses du monde, dans les décors cassés, dans les carcasses brisées, dans le souffle perdu des noyés et les déchirures ensanglantées des drames familiaux. Des drames et leurs victimes qui, tels des acteurs de théâtre opiniâtres et sublimes, ne feraient pas relâche la nuit de Noël… bien au contraire, c’était le soir des maladroits, des écaillés du dimanche, des paumes de mains percées.
Elle gagna la salle d’eau et se plongea dans le bain chaud qui finissait de couler. Elle repensa à ce jour pas si lointain où, juste là, son chéri avait posé son rasoir sur le rebord de l’évier. C’était tout au bout du mois de juin, le jour des Pierres.
— Ah… au fait… bonne fête, lui avait-elle dit.
Il avait subitement bondi pour venir la rejoindre, bien qu’il fût déjà habillé pour partir au travail. Il l’avait prise d’assaut avec ses joues pleines de mousse blanche et une voix idiote qui se voulait celle du père Noël. Pierre et son rire, Pierre et ses coups de folie, Pierre qui avait huit ans de moins qu’elle, mais qu’elle avait bien pensé pouvoir garder.
Elle brancha la radio et s’affala dans le vieux fauteuil en cuir qu’elle avait hérité de son père. Brutus, son compagnon félin, en profita pour s’installer sur ses genoux. Elle relut les trois cartes de vœux qu’elle avait reçus le matin même puis se releva pour changer de station. Mais Noël et ses paillettes avaient aussi envahi les ondes. Il lui restait l’option musique. Elle prit un vinyle au hasard dans la copieuse collection qui, avec le fauteuil, lui venait de papa. Sydney Bechet… Pourquoi pas ? Elle mit le diamant sur la platine. Le petit grésillement qui précédait la première note était déjà de la musique. Une première note qui fut couverte par celle, si désagréable, de la sonnette de la porte d’entrée. Elle n’attendait personne. Qui pouvait bien avoir eu l’idée saugrenue de venir la visiter un soir de réveillon ?
Prochain épisode dans notre édition du 21 novembre
Né à Aurillac en 1958, Jean Chauzy grandit dans une petite cité HLM posée tout au bout de la ville. Il connaîtra là une enfance insouciante et heureuse. Des études à l’école Hôtelière de Souillac le mènent vers une carrière dans le domaine du vin. Il est l’auteur, sous le pseudonyme de James Wouaal, d’un « Éphéméride à l’usage des Mécréants » où il revisite, de manière parfaitement farfelue, la biographie des saints du calendrier.
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