À vif

La solitude de la marathonienne (6/6)

Publié le 24/11/2016
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Par Céline Santran

Lorsque mon gynécologue m’annonce qu’il n’abandonne pas la partie, cette fois plus que jamais, je réalise que là où beaucoup d'autres spécialistes auraient jeté l'éponge, lui décide d'y croire encore, et je me promets que si ce protocole me conduit à une réussite pour le moins inespérée, je lui érigerai une stèle, un monument même, à la hauteur de son obstination. Quelques jours plus tard, les trois ovocytes sont ponctionnés, et deux donneront des embryons.

Il est coutume de dire que lors d'un marathon, le plus difficile n'est pas de courir les quarante-deux premiers kilomètres, mais les cent quatre-vingt-quinze derniers mètres. Alors voilà : j’ai réussi à survivre à quinze jours d'attente. Il faut dire que question détente, occupations, et plaisirs, j'ai mis le paquet. J'y suis allée à grand renfort de thérapies en tous genres, propres à calmer mes angoisses : la charcutothérapie pour commencer – pâté au piment d'Espelette, saucissons aux noix et jambons de Bayonne, je ne me suis rien refusé – mais aussi la Nutellothérapie sans réfréner non plus quelques accès de lèche-vitrinite aiguë. Tout sauf ruminer mes angoisses comme les fois précédentes, lorsque j'avais passé mes journées à traîner des pieds sans avoir eu à attendre quinze jours pour m'apercevoir toute seule, à l'arrivée prématurée de règles abondantes, que la prise de sang serait inutile…

 

Il est 16 h 45, et brusquement, je n'en peux plus. Je pourrais téléphoner, mais non, je veux aller au bout du processus, quitte à m’écrouler quelque part, je préfère que ce soit dans un environnement adéquat.

Sur le chemin qui me conduit au laboratoire, j'ai la sensation d'être le seul personnage à avancer en accéléré tandis que le reste du monde poursuit sa course au ralenti. Je voudrais vomir des mots, faire hurler mes poumons, rien ne sort. J'ai atteint l'overdose de « trop ». Trop de démarches qui font saigner. Trop d'examens, trop d'attente. Trop de piqûres. Trop de « t'es pas normale, ma pauv'fille » qu'une petite voix intérieure s'amuse toujours à me murmurer, trop de conseils qui m'inondent et me noient, trop de regards apitoyés. Trop d'incompréhensions. Trop de patience que je n'ai plus. Aménorrhée, blastocyste, trompes de Fallope, kystes ovariens, phimosis tubaire, salpingite, les mots tournent, s’entrechoquent dans ma tête et font le siège de mon esprit embrouillé qui n’en peut plus de ce que je suis devenue : une encyclopédie vivante de la médecine appliquée à la procréation médicale assistée. Je voudrais pleurer. Me vider. Ça non plus, je n’y arrive plus. Il paraît que l’on naît toutes avec un stock prédéfini d’ovules que le corps libère plus ou moins régulièrement jusqu’à la ménopause. Je me dis qu’il doit en être de même pour les larmes. Le nez qui picote, les narines qui se pincent, le menton qui tremble, le sang qui afflue dans les tempes et les yeux qui se gonflent, non, j’ai beau chercher, fouiller, remuer, même au fond de mes plus grandes peurs d’enfant, aujourd’hui, il ne sort plus une goutte. Je n’ai même plus une seule larme pour réchauffer mes angoisses.

17 h 20. Je gare ma voiture devant le laboratoire. J'ai les gestes saccadés du zombie ankylosé par une éternité de crispations. J’attends les résultats, je suis au bord du gouffre, un pied dans le vide, l'autre en suspension, et soudain l'infirmière me murmure un « c'est positif » qu'elle agrémente dans la foulée d'un « et vu le taux élevé de hCG, vous allez peut-être avoir une surprise ! »

Ce jour-là, un médecin en blouse blanche qui passait par là a récupéré in extremis une marionnette désarticulée qui s'était écroulée comme une poupée de chiffon.

Une nouvelle histoire courte dans notre édition du 1er décembre

Avec la collaboration de   logo-fond-gris-2000_1.png


Source : Le Quotidien du médecin: 9537