Paradoxe en cette période d’abondance, la dénutrition reste un fléau de grande actualité qui menace tous les malades présentant une maladie chronique au stade de défaillance d’organe et les personnes âgées fragiles au premier chef, parce qu’elle est un facteur pronostique indépendant de morbidité et de mortalité. La mission du médecin traitant est de la dépister, d’empêcher son installation et, à défaut, de la prendre en charge précocement car nourrir
Les méfaits de la dénutrition sont bien établis. Les enquêtes affichent une prévalence impressionnante : 20 à 40 % des personnes hospitalisées en médecine ou en chirurgie, 4 à 8 % des personnes âgées de plus de 75 ans à domicile, 15 à 40 % des personnes en institution et 30 à 70 % des personnes âgées hospitalisées.
Un patient dénutri a toujours un pronostic plus péjoratif qu’un malade non dénutri souffrant de la même affection. Plusieurs indicateurs ont précisé l’impact de la dénutrition sur la santé : surcoût médico-économique d’au moins 30 %, durée d’hospitalisation allongée en moyenne de 3 à 5 jours, affections nosocomiales passant de 4,5 % à 15 %, complications multipliées par 2 à 3, retard de cicatrisation, prévalence accrue d’escarres et mortalité significativement plus élevée. A contrario, dans une étude prospective, l’intervention nutritionnelle plus précoce de deux jours a permis d’économiser un jour d’hospitalisation (Tucker Nutr Rev 1996). À domicile la dénutrition est associée à une perte d’autonomie plus rapide et à une majoration du risque de chute.
Mécanismes de la dénutrition
La dénutrition traduit toujours un déséquilibre entre les besoins de l’organisme et les apports nutritionnels quantitatifs et qualitatifs. La dénutrition chronique, d’installation souvent insidieuse, parfois masquée par une obésité ou des œdèmes, accompagne souvent une pathologie chronique. La dénutrition aiguë est toujours la conséquence d’une affection médicale, chirurgicale ou traumatologique et ses conséquences sont d’autant plus sévères que l’état nutritionnel antérieur était altéré. Les principales causes sont les carences d’apport dont l’origine peut ne pas être médicale (isolement, précarité, régime alimentaire inadéquat), l’augmentation des besoins métaboliques et du catabolisme protéique liée aux comorbidités et aux situations d’agression et la malabsorption digestive.
Ces trois mécanismes sont souvent intriqués mais il est essentiel d’identifier le mécanisme prépondérant pour établir un projet thérapeutique pertinent.
Dépistage de la dénutrition, une priorité chez la personne âgée ou malade.
Idéalement placé par sa connaissance de la personne, de ses fragilités et de son environnement de vie, tout médecin de famille doit penser à rechercher les facteurs de risque de dénutrition afin d’intervenir de façon précoce et adaptée. L’objectif est d’empêcher la marche vers la dénutrition qui pénalise l’évolution des maladies chroniques et handicape lourdement tout futur hospitalisé particulièrement chez les personnes âgées ayant de multiples facteurs déclenchants ou aggravants intriqués : degré d’autonomie, isolement affectif, mauvaise disponibilité alimentaire, polymédication, état dentaire, institutionnalisation, anorexie associée à la fatigue, dysgueusie favorisée par les médicaments et les carences, degré de démence, etc.
L’attention des soignants et de l’entourage aux choses de l’alimentation est essentielle mais ne remplace pas le diagnostic. Il est fondé sur les critères proposés par la HAS en 2007 et peut être complété par le calcul de divers indices nutritionnels et des questionnaires tels que le MNA-test (Mini Nutritional Assesment, consultable sur mna-elderly.com) chez la personne âgée (voir Tableau 1).
Dans une série de 250 patients âgés hospitalisés dans divers services d’un même hôpital, plus du tiers présentait une problématique nutritionnelle qui n’a été prise en compte que chez un nombre restreint de sujets soit par une assistance nutritionnelle orale (10 %) soit par une assistance entérale (4 %). Dans une méta-analyse regroupant 55 essais thérapeutiques randomisés la complémentation orale a été associée à une prise de poids (risque relatif = 2,13), à une diminution de la morbidité (RR = 0,7) et de la mortalité (RR = 0,86) ainsi qu’à une diminution du temps de réhabilitation après une fracture du col fémoral.
La sarcopénie a valeur de dénutrition
Conséquence majeure du vieillissement métabolique, la sarcopénie traduit la diminution de la masse musculaire avec une diminution de la force musculaire responsable d’un abandon progressif des activités de la vie quotidienne et d’une majoration du risque de chute et de ses conséquences sur la morbidité. La lutte contre la sarcopénie doit intervenir avant le stade de dénutrition en assurant un apport alimentaire conforme aux besoins et le maintien d’une activité physique. Contrairement aux idées reçues, la personne âgée a les mêmes besoins nutritionnels de base qu’un adulte actif avec un apport énergétique d’au moins 30 kcal/kg/jour et un apport protéique de 1 g/kg/jour ce qui correspond à des apports conséquents en viande, poisson, œuf et produits laitiers.
Les modifications du schéma corporel liées à l’âge confèrent d’ailleurs un aspect original à l’obésité de la personne âgée qui peut masquer une authentique sarcopénie qui a valeur de dénutrition dans la mesure où elle majore l’incapacité. Si le concept d’obésité sarcopénique est difficile à reconnaître en l’absence de moyens simples et fiables d’exploration de la masse maigre, il n’en est pas moins réel avec une prévalence proche de 20 % chez les hommes et de 7 % chez les femmes.
Le syndrome d’anorexie secondaire
L’anorexie figure presque toujours parmi les mécanismes impliqués dans la dénutrition. L’anorexie dite secondaire -par opposition à l’anorexie primaire qui est volontiers d’origine psychogène- survient en réaction à une agression métabolique ou au décours d’une maladie chronique sévère. Elle est fréquente chez les personnes âgées et s’installe souvent à la suite d’une affection banale qui déstabilise un équilibre précaire. Tout stress, hospitalisation, traumatisme ou intervention programmée, peut induire une telle anorexie et amorcer un cercle vicieux conduisant à la dénutrition et à la morbidité par impossibilité de compenser spontanément le déficit protéino-énergétique fut-il passager.
La vitamine D dans le sillage de la dénutrition
Parmi les nombreux effets extra-squelettiques prêtés à tort ou à raison à la vitamine D ceux concernant la force musculaire ne semblent pas faire de doute. Les études fondamentales ont établi que la vitamine D exerçait des effets moléculaires dans la cellule musculaire en participant à la régulation des flux calciques et aux voies de signalisation contrôlant l’anabolisme protéique.
D’un point de vue épidémiologique, un statut vitaminique D médiocre est associé à une diminution de la force et de la contractilité musculaires chez la personne âgée, ce qui aboutit à un risque accru de chute et de fracture. Les taux sériques de vitamine D sont plus bas chez les sujets incapables de monter un escalier ou ayant fait une chute le mois qui précède. Il existe une relation entre des taux insuffisants de vitamine D et la force et la distance de marche des sujets âgés. Les études d’intervention randomisées ont montré qu’un apport supplémentaire en vitamine D permettait d’augmenter la force musculaire des membres inférieurs, d’améliorer la motilité et l’équilibre postural et de réduire l’incidence des chutes. L’administration de vitamine D est un moyen de lutter contre la sarcopénie.
Les repas d’abord, les compléments ensuite
L’évaluation de la prise en charge nutritionnelle des malades à domicile par leur médecin traitant a montré un gain effectif en termes de dénutrition, de probabilité d’hospitalisation, de durée d’hospitalisation et de coût global des soins. La vigilance nutritionnelle est indispensable chez tous les malades et plus encore chez les personnes âgées. La HAS a proposé une stratégie progressive qui convient à tout âge (tableau 2).
Le conseil et la prescription nutritionnels ont pour préalable le contrôle de la douleur, des troubles du transit, la prise en compte du risque iatrogène, l’organisation coordonnée des soins, la lutte contre l’isolement social et affectif en s’assurant de la disponibilité alimentaire (visite des réserves dans les placards et le réfrigérateur).
Le conseil diététique porte sur la prise d’aliments énergétiques à base de glucides simples et de graisses ajoutées en mettant sous le boisseau les régimes restrictifs. L’alimentation doit être attrayante, goûteuse, variée et servie à des températures contrastées afin de lutter contre la monotonie qui conduit à l’anorexie, sans perdre de vue que la satisfaction retirée d’un repas dépend à 80 % de l’environnement et de la présentation et seulement à 20 % du contenu de l’assiette ! Le fractionnement des repas en cinq petits repas par jour ou la prise de collations facilite des apports suffisants.
L’enrichissement énergétique permet d’augmenter la ration calorique quotidienne à volume constant, avec un objectif de 300 kcal/j et un apport protéique › 10 à 20 g/j supplémentaires. L’enrichissement se fait en rajoutant de la crème, du beurre (plat principal, purée ou pâtes), du fromage râpé, de la confiture (yaourt) ou en confectionnant du « lait de poule » (lait écrémé, jaune d’œuf et sucre) ou en battant un œuf dans un potage ou un bouillon ou en ajoutant des poudres de protéines. À l’heure des repas, l’attitude des soignants doit être aidante sans être condescendante.
La deuxième étape consiste à utiliser des compléments nutritionnels oraux (CNO). Ces mélanges nutritifs se présentent sous la forme de produits industriels habituellement polymériques, prêts à l’emploi, stérilisés, en conditionnement individuel, associant de façon variable macronutriments et micronutriments. Les CNO de référence ont une densité énergétique allant de 1 à 2 kcal/mL et apportent entre 4,5-7 g/100 g ou mL de protéines et 15-45 % de l’énergie sous forme de lipides. Ils se distinguent par la nature et la quantité des protéines, la densité énergétique, l’osmolarité, la présence ou non de fibres, la présence ou non de lactose ou de gluten et la composition en micronutriments.
Les CNO sont des traitements à part entière qui doivent être prescrits avec le même soin qu’un médicament conventionnel. Ils ne sont légitimes que si les apports alimentaires sont supérieurs ou égaux aux 2/3 des besoins énergétiques. Peu palatables, très rassasiants, ils ne doivent pas restreindre l’alimentation habituelle et se consomment « en plus » et non « à la place » des repas, en plusieurs collations réparties dans la journée, de préférence 2 heures avant ou après un repas ou à l’heure du coucher. Il est conseillé de vérifier que les CNO prescrits sont bien consommés.
Les critères de remboursement des CNO et leurs modalités de prescription sont :
– Adultes < 70 ans : perte de poids › 5 % en 1 mois ou 10 % en 6 mois ou IMC<18,5 ;
– › 70 ans : idem ou IMC <21 ou albuminémie < 35 g/l ou MNA <17/30 ;
– Première prescription : à effectuer pour 1 mois maximum ;
– Renouvellement : à effectuer pour 3 mois maximum après une réévaluation nutritionnelle et de la tolérance.
En cas d’échec de ces mesures, il reste à envisager avec détermination la nutrition entérale à domicile sans jamais perdre de vue que nourrir c’est soigner.